C'était quelque chose dans ses yeux.
Ou peut-être le ton de sa voix. Elle ne savait pas trop, mais depuis qu'elle l'avait vu, fixant l'horloge au-dessus de la porte à l'hôpital, comme s'il attendait quelque chose, Alice n'avait pu se résigner à le laisser. Pourtant, il ne demandait que ça. Il voulait être seul, elle le savait, il le lui faisait bien sentir. Il restait sans cesse fermé, à elle, au monde. Elle aurait peut-être dû ne jamais entrer dans cette chambre d'hôpital. Elle aurait peut-être dû s'éclipser alors qu'il était pris en charge par le médecin. Mais elle était restée là, à se bouffer les doigts d'angoisse, pour un inconnu qui voulait mourir. Et qu'elle avait sauvé. Elle essayait de ne pas penser à la haine qu'il devait ressentir, contre elle. Alice, elle n'était pas du genre à s'attacher. Si les gens ne voulaient pas d'elle, si on la repoussait, elle se laissait faire, bien trop libre pour se laisser dépendre de quelqu'un. Mais avec Thomas, c'était différent. Elle s'acharnait, malgré tous les vents et les contre-courants qu'il lâchait. Elle restait là, à s'occuper de lui comme s'il était un ami. Elle fixait la porte d'entrée de l'appartement de Thom, un sac de pâtisseries dans la main. Elle venait de frapper. Deux fois. Et il n'avait pas répondu. C'était naïf de la part d'Alice, de penser qu'il prendrait la peine de venir lui ouvrir. Il l'avait fait, la première fois. La deuxième aussi. Et puis, il s'était contenté de la laisser patienter, ne pensant sans doute pas qu'elle aurait l'audace d'entrer d'elle-même. Elle s'étonnait toujours qu'il ne ferme pas la porte à clé. En poussant la porte, une odeur de renfermé et de cigarette l'étouffa presque, et elle dût attendre de s'y être habitué pour avancer. Il était allongé sur le canapé, endormi, la main tendue vers une bouteille d'alcool au trois-quart vide. Elle s'accroupit près de lui, hésitante. Elle qui était si sûre d'elle d'habitude. Elle tapota son épaule, tentant de faire abstraction de l'odeur de transpiration et d'alcool. - Hey. J'ai apporté le petit-déjeuner. Peut-être qu'il ne dormait pas, finalement. Peut-être qu'il faisait semblant. Elle s'assit sur la table basse, une demi-seconde, puis s'approcha de la fenêtre. Il allait la détester pour ça. Elle ouvrit les rideaux, d'un seul coup, laissant entrer la lumière du jour qu'il n'avait sûrement pas vu depuis des jours. Il était onze heures du matin. - Tu devrais prendre une douche, t'empeste un peu. Sans vouloir te vexer.

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AIN'T NO ANGEL. × ft. Alice & Thomas

Il y eut bien le son d'une porte qui s'ouvrait puis se refermait. Ainsi que des pas qui se rapprochaient de lui. Une main sur son épaule et une voix féminine. Mais rien de tout ça ne suffit à sortir Thomas de sa torpeur. Il entendait, ouais. Mais il s'en foutait complètement. N'importe qui aurait pu entrer ici, que ça aurait été la même chose. En même temps, il n'y avait plus grand monde qui se risquait à entrer chez lui. Puisque tout le monde était devenu invisible aux yeux de Thom. Même sa famille de laquelle il avait pourtant toujours été proche par le passé. Mais tout avait changé six mois plus tôt. Et ce n'était pas près de s'arranger. Désormais, son seul allié était l'alcool. Et ça lui convenait très bien ainsi. Ca lui permettait d'être assommé la moitié du temps. Comme là où il n'était pas du tout réceptif à ce qui se passait à quelques pas de lui. En tout cas, jusqu'à ce que les rideaux soient tirés et que le soleil n'envahisse la pièce. Il eut enfin une réaction. Il grogna et remua pour tenter d'attraper un truc qu'il pourrait se foutre sur la tête pour se cacher du soleil. En vain. La seule chose qui rencontra sa main, ce fut sa bouteille presque vide. Mais putain ! Sa voix était plus grave, plus rocailleuse que par le passé. Trop de clopes, d'alcool et pas assez de blabla sans doute. Il se redressa enfin pour regarder la nana qui venait de s'adresser de nouveau à lui. Il se fichait bien de ce qu'elle pensait de son odeur ou de quoi que ce soit d'autre le concernant. Il en avait juste assez de la voir tout le temps rôder dans les parages. Et en même temps ... De ça aussi, il s'en foutait un peu. Qu'est-ce que tu fous encore là toi ? Paupières plissées pour protéger ses yeux du soleil, il peinait à la voir. Mais il savait très bien -trop bien- de qui il s'agissait. Finalement, il soupira et se détourna pour attraper un paquet de cigarette duquel il en extirpa une pour la porter à ses lèvres. Mais il ne l'alluma pas tout de suite. Peut-être qu'une douche froide lui permettrait au moins d'avoir les idées un peu plus claires. Ouais, pas si mauvaise l'idée. Mais non. Il haussa les épaules et alluma sa clope.

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Elle avait l'habitude, qu'il soit agressif. Certains l'auraient trouvé menaçant, peut-être. Mais Alice, elle n'avait pas peur. Elle savait qu'elle ne craignait rien, même s'il s'était descendu une bouteille entière. Il était blessé, au cœur, à l'âme. Elle savait ce que c'était, elle l'avait vécu à la mort de son père. Elle avait simplement appris vivre avec ce bagage. Alors, elle savait qu'il ne lui ferait jamais de mal, Ô combien même il crevait d'envie de la mettre dehors. Ou plutôt qu'elle parte d'elle-même, sans doute. - J'ai apporté le petit-déjeuner, répéta-t-elle, en restant près de la fenêtre. - Des pains au chocolat, des croissants aussi. J'ai pris un peu de tout, je sais pas ce que tu manges, d'habitude. D'habitude. Parce qu'il n'avait pas toujours été aussi fermé et froid, elle en était persuadée. Il avait vécu quelque chose, c'était évident. Personne ne pouvait vivre comme lui le faisait sans avoir été victime d'un traumatisme. Elle haussa les épaules à sa question. - Je sais pas. Je passais dans le coin. C'était faux. Elle avait marché longtemps, avait pris le temps de s'arrêter à la boulangerie la plus proche, et elle avait frappé chez lui. Ce qui était vrai, cependant, c'était qu'elle n'avait aucune idée de pourquoi elle faisait ça. Alors elle se contentait de le faire, c'était tout. Elle alla s’asseoir sur le canapé, à côté de lui. - Tu devrais pas fumer. Ça rend les dents jaunes. Alice détestait la cigarette. Sans doute parce que son père a souffert le martyr à cause de son cancer des poumons, sans avoir jamais touché à une clope. Alors elle n'arrivait pas à comprendre pourquoi quelqu'un voudrait en choper un, volontairement. Mais pour Thom, c'était différent. Il aurait dû mourir, il lui avait dit. Il fumait peut-être pour mourir. Lentement. Elle le regarda un moment, détaillant ses traits fatigués, tirés, tristes. Elle ramena ses jambes en tailleur, et désigna d'un coup de tête le sachet de viennoiseries sur la table basse. - Sers-toi. Elle n'en mangerais pas, de toute façon. Elle espérait que lui, si.

Ils étaient diamétralement opposés. Lui, si froid, distant, renfermé. Elle, si enthousiaste, souriante, pleine de vie. Un choc de personnalités qui ferait, tôt ou tard, des étincelles. Parce qu'ils étaient tous deux bornés. Plus il la repoussait, plus elle s'obstinait. Elle avait envie de rester. C'était stupide, et sans doute vain. Mais c'était comme ça. Elle soupira alors qu'il refusait de manger. - Je suis pas ta mère, je vais pas te forcer. Mais vaut mieux que ça finisse dans ton estomac plutôt que dans la poubelle. Elle enroulait machinalement une mèche de cheveux autour de son doigt, laissant son regard divaguer partout dans la pièce. Tout semblait vide. Les bouteilles étaient vides, les étagères étaient vides. Il n'y avait ni décoration, ni objet personnel. Elle trouva ça triste, et reporta son attention sur Thomas, qui n'avait pas apprécié sa remarque sur la cigarette. - T'es pas un inconnu, je t'ai vu en blouse d'hôpital, je te rappelle. Elle lui lança un sourire, un clin d’œil, attendant le prochain silence qui ponctuerait la conversation, comme toujours. Elle le regarda se lever et écraser son mégot sur le bois de la table basse. Un simple geste qui montrait à quel point il était brisé. Il se dirigea vers la salle de bain, et Alice ne le quitta pas des yeux, jusqu'à ce que la porte soit fermée. Alors, elle alla ouvrir la fenêtre, dans l'espoir d'effacer cette odeur de fumée qui lui brûlait les poumons. Elle se contenta de rassembler les bouteilles dans un coin de la pièce, se disant qu'il prendrait peut-être la peine de les jeter s'il les voyait s'accumuler. Lorsqu'il sortit de la salle de bain, elle était appuyé contre le rebord de la fenêtre. La vue de son appartement était magnifique, elle était absorbée par le son de la pluie, si bien qu'elle ne remarqua pas tout de suite qu'il l'observait. Et quand enfin son regard pesa, elle tourna la tête. Il avait l'air bien mieux qu'à son arrivée, malgré ce t-shirt froissé qu'il avait dû ramasser faute de trouver mieux. Elle referma la fenêtre, et sourit. - Il pleut. C'était la chose qu'elle préférait au monde, la pluie, du moins presque autant que les livres. Elle s'étira, repoussant l'envie d'aller marcher sous l'averse, et resta là à fixer Thom.

Elle haussa les épaules, détendue. - Peu importe. J'ai pensé que t'aurais faim, je me suis trompée. Elle savait pertinemment qu'il n'avait pas avalé grand-chose depuis des jours. Mais elle n'était pas là pour le forcer à manger. Elle se doutait bien qu'il entendait les mêmes phrases bateau que l'on répète aux gens qui ont perdu l'appétit, parce qu'ils ont perdu quelqu'un. Elle n'était pas stupide. Elle observait, tout, tout le temps. La porte fermée donnant sans doute sur une chambre, la perte d'appétit. L'alliance, qu'il gardait à son doigts alors qu'il n'avait jamais mentionné d'épouse. Elle avait bien vite compris, du moins ce qu'elle pouvait. Dehors, la pluie comblait les silences qu'il lui imposait. Alice aimait le silence, mais avec Thom, elle bouillonnait de questions, de curiosité. Et puis, elle voulait qu'il parle, qu'il s'ouvre, peut-être un jour. Elle lâcha un petit rire. - J'essaie de faire la conversation, c'est tout. A vrai dire, elle n'avait pas réellement eu cette intention-là, en mentionnant la pluie, mais elle fut heureuse qu'il réagisse. Il aimait la pluie, lui aussi. Elle le nota mentalement dans la liste des choses qu'elle savait sur lui. Elle resta près de la fenêtre alors qu'il se dirigeait vers la cuisine. - Hum, oui, je veux bien merci. Elle en profita pour s'approcher de la bibliothèque la plus proche, où se trouvait quelques ouvrages désordonnés. Elle sourit, son amour pour les livres – et son père prenant le dessus. Des classiques, principalement, aux couvertures cornées. Elle se demande s'il les avait lus. Ou s'ils appartenaient à sa femme. Et subitement, elle voulait en savoir plus sur elle. Lorsqu'il revint, elle était installée sur le canapé, en tailleur. Elle le fixa, hésitante. Elle aurait voulu lui demander. Son nom, ce qu'elle faisait dans la vie. Ses habitudes, comment ils s'étaient rencontrés. Mais il ne lui faisait sûrement pas assez confiance. Alors elle se contenta de sourire poliment. - Je peux te montrer quelque chose ? Elle se pencha pour attraper son carnet de croquis dans son sac, et l'ouvrit. - J'ai dessiné ça, l'autre soir. Elle lui tendit le carnet, sur lequel elle avait griffonné des visages. - Ce sont les gens qui étaient assis sur le banc en face de moi. Elle n'avait aucune idée de la raison qui l'avait poussée à les lui montrer, ni même si ça l'intéressait, lui. D'ordinaire, elle gardait ça pour elle. Mais aujourd'hui, elle avait envie de partager.

Depuis le début, il semblait être une pièce fermée, une porte verrouillée par le chagrin et la colère. Alice, elle ne voulait ni le brusquer ni l'épargner. Elle ne voulait ni le blesser, ni le soigner. Ce n'était pas son rôle. Il était coincé dans ce labyrinthe de souffrance, et il était le seul à pouvoir s'en sortir. Alors, elle se contentait, minutieusement, d'être authentique. D'agir comme s'il n'était qu'un autre inconnu qui la fascinait. C'était vrai, il la fascinait. Elle se demandait qui il était, d'où il venait. Ce qu'il faisait dans la vie. Ce qui l'avait détruit au point qu'il ne soit plus lui-même. - Le silence, c'est bien aussi. Alice aimait le silence. Elle savait se taire lorsqu'il le fallait, appréciait la fin d'une conversation, d'un moment. Le silence disait tout, elle en était persuadée. S'il ne voulait pas parler de lui, alors elle parlerait d'elle. - On peut dire que oui, c'est ça mon truc. Elle marqua une pause, fixant le carnet de croquis dans les mains de Thom. - J'aime les gens. J'aime les instants, dont je suis témoin et qu'eux ne voient pas. Ils étaient heureux, leur bonheur émanait d'eux comme un rayon de soleil. Et pourtant, j'avais l'impression d'être la seule à le voir. C'est vrai, c'est ça que j'aime faire. Dessiner des inconnus, des émotions qu'ils ne soupçonnent pas, des regards qu'ils évitent mais qui parlent. Elle soupira. Elle s'était laissée emporter, elle aimait le dessin autant que la lecture. Autant que les gens, autant que la pluie. C'était son oxygène, elle vivait pour ressentir. C'était sûrement ce qui la frustrait le plus, chez Thomas. Lorsqu'elle le regardait, elle ne voyait que du vide rempli par sa colère et sa peine et elle comprenait. Mais elle, elle vivait pour ressentir. La peur, l'amour, la sympathie, l'inquiétude et la foi. Et lui, il ne ressentait rien. Elle ne pouvait s'empêcher de le fixer, aussi malpolie qu'elle puisse paraître. - Mais peu importe, c'est pas... Elle marqua de nouveau une pause. Puis haussa les épaules, et ne termina pas sa phrase. De toute façon, elle n'avait aucune idée de ce qu'elle allait dire. - Et toi? Qu'est-ce que tu aimes faire?

Il était fort. Intelligent, malin. Il fuyait avec agilité tout ce qui pouvait l'atteindre. Courageux. Il voulait mourir mais était toujours là. Elle l'avait sauvé une fois. Elle aurait pu le retrouver mort dans son appartement. Mais il était là. Il n'était pas là. Il était loin et pourtant si près, tellement près qu'Alice avait l'impression de pouvoir étreindre tout ce qu'il était et ce qu'il n'était plus. C'était un idiot. Renfrogné, peu bavard, râleur. Elle en avait connu, des gens comme lui. De ceux qui commandent d'une voix mécanique la même boisson tous les soirs, au bar, les yeux vides et sombres. Alors pourquoi lui, elle avait décidé qu'il valait la peine. Elle n'en savait rien. Elle le fixait et lui, il regardait ailleurs. Pourtant, son regarde à elle n'avait rien de lourd. Elle le regardait, simplement. Elle hocha la tête et haussa les épaules à sa question. - Non. Je ne cherche rien. Et puis elle lâcha un petit rire. Il aime boire. Fumer, chercher les emmerdes. Elle pouvait parfaitement l'imaginer se battre avec un inconnu à la sortie d'un bar, au beau milieu de la nuit. - Il y a des trucs chouettes, chez toi. Tu les as juste oubliés. Elle serra le carnet de croquis entre ses doigts, et bu une gorgée de café, qui avait refroidi. Un silence s'installa, qu'Alice ne sut combler. En fait, elle n'avait pas envie de le faire. Elle se contenta de boire son café, par petites gorgées. Elle songea à son père. À la peine qu'elle avait ressenti lorsqu'elle avait compris qu'il allait mourir et qu'elle n'avait aucun moyen de l'aider. Peut-être que c'était ça, Thom. Peut-être qu'elle le voyait sombrer, et voulait tendre sa main avant qu'il ne s'enfonce dans ce noir complet. Alors elle tendit de nouveau la main. - Tu fais quoi, dans la vie?

Il n'était pas vide, parce qu'il était humain. Exister, ça signifiait vivre des expériences, quelles qu'elles soient. Alice croyait en l'humanité, elle croyait que tous les hommes étaient la somme de leurs expériences et elle croyait qu'un jour, Thomas Baulieu avait sourit. Elle ne pouvait admettre le contraire. Et son expérience à lui, la somme de ses expériences, l'avait mené à se fermer comme une huître. D'une curiosité naturelle, Alice voulait savoir. Mais plus que de savoir, elle voulait l'apprendre, lui. Lui et ses yeux noirs, et sa foutue odeur de cigarette, et sa foutue manie de la repousser chaque fois qu'elle tentait d'approcher. Elle ne le connaît pas, c'est vrai. - En général, c'est effectivement ce qui arrive avant de connaître une personne. On ne la connaît pas. Elle sourit, enjouée, comme toujours. S'il la giflait, elle ne lui en voudrait pas. Elle lui tapait sans doute sur les nerfs, mais ça, elle s'en fichait bien. Elle posait beaucoup de questions. Trop, elle le savait. - Ça, c'est parce que mon père m'encourageait, à poser des questions. Désolée. Un vieux réflexe. Elle s'étira. Alors il était flic. Elle l'imagina instantanément en uniforme, justicier de Paris. Et ça la fit sourire de plus belle. - C'est cool, flic. Moi, je sers des verres à des gens qui n'en ont pas besoin. Elle joua nerveusement avec l'élastique du carnet. - Mais je veux pas faire ça toute ma vie. C'est juste… En attendant. Et là, ça la frappa comme une gifle sur des joues froides. Elle n'avait aucune idée de ce qu'elle allait faire ensuite. Ni de ce qu'elle attendait. Ni pourquoi elle n'avait pas réagi avant. Elle était serveuse. Une foutue serveuse qui se fait draguer par des quadragénaires alcoolisés qui n'ont plus les idées claires. - Je voudrais ouvrir une librairie. Comme celle que tenait mon père. Je voudrais être professeur. Fleuriste, dessinatrice, avocate. Ses derniers mots se perdirent sur ses lèvres, car elle les avaient prononcés pour elle-même.

Il n'essayait pas d'être sympathique. Ni agréable. Ce qui, bien entendu, n'étonnait pas Alice. À vrai dire, elle avait bien conscience qu'elle s'était invitée d'elle-même chez lui, et dans sa vie. Elle avait fait le choix de ne pas le laisser mourir sur cette route - comment aurait-elle pu faire autrement? Et désormais elle avait fait le choix de ne pas le laisser s'enfoncer seul dans sa dépression. Il avait besoin d'aide, qu'il le veuille ou non. Et il ne le voulait pas, ce qui n'empêchait pas Alice de rester là, assise sur son canapé alors qu'il fumait près d'elle. La deuxième de la journée. - Rien. Le contraire est même plutôt évident. Mais malgré lui, malgré tous ses efforts pour rester fermé, elle en savait déjà pas mal sur l'homme caché derrière le noir de ses yeux. Et puis, alors qu'elle mentionna son travail, il se mit à poser des questions. - J'en sais rien. J'ai juste pas encore trouvé ma voie, comme on dit. Elle sourit de nouveau. Elle avait de l'ambition, beaucoup d'ambition, et pourtant, rien n'était encore arrivé. Cela dit, elle était positive, et elle savait qu'à un moment ou à un autre, elle trouverait. Elle lâcha un petit rire, et le regarda d'un oeil nouveau. Il venait de faire de l'humour. - C'est très drôle, ça. Elle lui donna un léger coup de poing sur l'épaule, tout en gardant le sourire. - C'est comme dans les films, les interrogatoires? Vous avez le droit de faire ce que vous voulez ou il y a des règles?

Elle en avait connu, des gens pas bavards. Des conversations qu'elle faisait pour deux. Des silences et des regards sombres. Parfois, les gens ne veulent simplement pas parler. Parfois, il suffit d'éviter les sujets qui semblent trop sensibles. Parfois, les gens ne l'écoutaient pas. Elle parlait seule, on tendait l'oreille et on se contentait de répondre quand c'était nécessaire. C'était ce que faisait Thomas. Il décidait de parler, ou non. De répondre à ses questions, ou pas. Elle avait pris l'habitude, Alice. Elle ne se sentait même pas rejetée. Parce qu'elle sentait que quelqu'un clochait. Qu'il y avait quelque chose, en dessous. Alors elle patientait. Elle changeait de sujet quand il ne suivait pas, souriait comme s'il n'y avait pas cette noirceur en lui. Elle lâcha un tout petit rire. - C'est pas ce que j'ai dis. Je sais bien que c'est illégal, la torture. Et puis, elle le regarda alors qu'il parlait de son métier. Elle sentait que c'était quelque chose qui le passionnait, ce qui la conforta dans son idée qu'il allait mal. Très mal, au point d'abandonner ce qu'il aimait sans doute le plus au monde. - Ça te manque pas, parfois ? Elle s'attendait à un haussement d'épaule, des sourcils froncés ou une phrase pleine de rancœur, pas envers elle. Envers lui-même, sans doute. - C'est chouette, comme métier, je trouve. C'est comme être pompier ou médecin. C'est un métier noble. Pour moi en tout cas. Elle sourit. - Mon beau-père était détective privé, avant. C'est un peu la même chose qu'inspecteur de police, je crois. Les règles en moins. Il a arrêté, maintenant. Il travaille dans une crêperie. Elle rit. Bien des années après de décès de son père, elle avait vu sa mère avec cet homme, elle n'avait ressenti aucune colère. Sa mère avait le droit au bonheur et à l'amour. C'était injuste de l'en priver, et elle savait que c'est ce que son père aurait voulu. Et puis, Julien était devenu comme un deuxième père. Il lui avait appris beaucoup de choses, presque autant que son véritable père.

Alice se détendait. Non pas qu'elle ne l'était pas jusqu'à maintenant, bien au contraire, elle n'était jamais stressée pour rien et on le lui reprochait souvent. Mais Thom, il commençait à s'ouvrir. Elle n'avait plus l'impression d'être à des kilomètres de lui, alors qu'ils étaient côte à côte. Elle avait compris ce qui le braquait, et ce qui le faisait parler. Et elle l'aimait bien. Cet homme écorché vif qui se sent tellement seul qu'il n'imagine pas une seconde qu'il ne le soit pas. Et alors qu'il parlait, Alice avait envie de remplir ce trou béant dans sa poitrine, celui qu'elle avait ressenti aussi, à la mort de son père. Elle sourit. Il devait être observateur. Organisé. Avant, du moins, au vu de l'état de son appartement. S'il ne pensait jamais à son travail, alors à quoi occupait-il ses journées ? Elle ne posa pas la question. Trop personnel. Alice Demoulin, la curiosité même, la fille-qui-voulait-tout-savoir, ne posa pas la question. Elle ne s'en étonna pas, trop concentrée sur son interlocuteur. Elle lâcha un petit rire, hochant la tête d'un geste approbateur. - C'est vrai. On n'a pas le même sang, mais il m'a élevé la moitié de ma vie. Littéralement. Elle fit une pause, réfléchissant à cette manie de vouloir tout faire, tout savoir, tout apprendre. Beaucoup trouvaient ça idiot. Inutile, une perte de temps pour ceux qui ont leur avenir planifié de leur naissance à leur mort. Mais Alice, elle détestait tout ce qui était prévu. Elle se laissait porter par le vent, jusqu'à ce qu'elle trouve chaussure à son pied. Et tant pis si elle perdait du temps. - Les flics n'aiment pas vraiment les détectives privés. Elle sourit de plus belle. - On croirait entendre mon beau-père. Sauf que lui disait l'inverse. Elle prit une voix grave pour l'imiter. - Ah ces poulets, ils courent partout mais font pas grand-chose. Elle rit. - Je suis pas d'accord. Je l'ai jamais été. Mais bon. Elle ne savait pas s'il l'écoutait vraiment. Elle avait l'habitude, des gens qui regardent dans le vide et hochent la tête de temps à autre dans un semblant d'attention. Mais, étrangement, elle voulait qu'il ne soit pas de ces gens-là.