Il est encore très tôt. Paris s'éveille doucement. Peut-être même un petit peu plus qu'à l'accoutumé vu que l'on est Samedi. Vous vous demandez sûrement ce qu'une fille de mon âge peut bien faire à une heure aussi matinale, alors que la plupart des autres jeunes dorment encore et tentent de se remettre de leur soirée de la veille. Eh bien, du sport. Tout simplement. Comme tout les Samedis, je me rends au Battling Club, une salle de sport qui se trouve prêt de la Porte Saint-Martin. J'y ai pris un abonnement à l'année. Certes, ce n'est pas donné pour une étudiante, mais comme j'y vais au moins trois fois par semaine, on ne peut pas dire que cela soit de l'argent jeté par les fenêtres. Pour être franche, en plus du fait que cet établissement se trouve à quelques rues de chez moi seulement, je l'ai surtout choisi car il dispose d'agrès pour la gymnastique. Anneaux, cheval d'arçon, barres asymétriques, poutre : tout y est. Même le praticable pour l'exercice au sol. S'il n'y a pas d'impondérables ou d'imprévus, on peut m'y apercevoir le Lundi, lors de la pause du midi. Le mercredi en fin d'après-midi également, lorsque mes cours à la FAC sont terminés. Il y a toujours beaucoup de monde en semaine. Le matériel est souvent monopolisé par de jeunes gymnastes en devenir qui ont un talent certain. De toute manière, même si un agrès se libère, je n'oserais jamais m'y adonner. Pas devant autant de personnes en tout cas. Qu'à cela ne tienne, j'ai toujours de quoi m'occuper. Du fitness, un peu de cardio et beaucoup de stretching, d'assouplissements et d'étirements. Le samedi aux aurores, il n'y a personne, ou presque. Passé dix heures en revanche, c'est une autre histoire. Je peux alors pratiquer l'un de mes hobbies favoris sans me sentir mal à l'aise sous le poids du regard des gens. Après un rapide passage dans les vestiaires pour me mettre en tenue, j'arrive enfin dans « l'arène » du Battling Club. A l'entrée, j'attrape une serviette éponge. L'assouplissant sent bon le jasmin. Cette même odeur qui embaume le souk d'Alexandrie. Du moins, c'est ce que maman me dit. J'étais trop petite à l'époque pour m'en rappeler. En tout cas ici, c'est le désert. Il n'y a personne. Personne hormis ce garçon qui soulève des haltères à une cadence plutôt soutenue. Il me semble que je l'ai déjà croisé ici quelques fois. Il vient régulièrement en semaine avec toute une bande d'amis à lui.
Ensemble, ils parlent « charnière centrale », « ligne de défense » et « contre-attaque ». J'ignore ce que cela signifie très exactement, mais en tout cas, ça ressemble furieusement à du jargon sportif. Tu te souviens quand tu essayais de m'apprendre les règles et les différentes stratégies au Water Polo ? Je ne comprenais rien à rien. Vraiment, tu avais la patience d'un saint pour pouvoir me réexpliquer sans cesse les choses sans jamais t'énerver et avec toujours la même passion dans les yeux. Je crois … que si je viens ici tout les week-end, c'est en parti pour me souvenir de tout les moments que l'on a passé ensemble. Jamais ils ne sont plus réels et forts que lorsque j'enchaîne les acrobaties sur le praticable ou à la barre fixe. C'est en quelque sorte, un rendez-vous que je prends chaque semaine avec toi. Ma façon à moi de te prouver que malgré tout, je ne t'oublie pas. Ça y est, voilà que je digresse une fois de plus. Je ne sais même plus pourquoi. Ah si, c'est à cause de ce garçon. Hum, il me semble que je l'ai également entraperçu il y a quelques semaines au détour d'une exposition sur l'Art Celtique et Gaélique à l'époque de Jésus Christ. C'était au Musée du Quai-Branly dans le septième, je crois. Il avait l'air de s’ennuyer fermement. C'est en tout cas ce que laissait à penser son attitude quelque peu désinvolte. Mains dans les poches de son jean, soupirs en pagaille et j'en passe. Je ne pourrais dire si son ennui été réel ou s'il été feint. Au début, j'ai cru que tout ces témoignages du passé l’ennuyaient au summum. Cependant, lorsque son regard s'est émerveillé devant l'armure d'un chef d'une tribu armoricaine, je n'étais plus aussi catégorique. Il l'a regardé avec des yeux grands comme des billes, et un sourire ne tarda pas à se dessiner sur ses lèvres. On aurait dit un enfant époustouflé devant la splendeur d'un arbre de Noël scintillant de mille feux. Je crois me rappeler aussi qu'il portait une chaîne autour du cou sur laquelle trônait une bague avec un Triscèle. Soit il voulait être dans le thème de l'exposition, soit il a des origines bretonnes. Ou quelque chose d'approchant tout du moins. Je sors de mes vaines chimères pour m'avancer vers la poutre. En passant à côté de lui, je lui adresse un sourire discret en guise de salutation. Etant donné qu'il a son casque audio vissé sur les oreilles, ça vaut sans doute mieux qu'un « bonjour » qui resterait certainement sans réponse.
Ma timidité m'oblige à regarder le sol aussitôt après. Cette fois-ci, il m'a vu. Ses grands yeux d'opales m'ont vus. Je n'avais jamais fait attention avant, mais le blond de ses cheveux est vraiment éclatant. Pas doute, c'est naturel. Même avec une teinture, on n'arriverait jamais à un tel résultat. La voici donc. Cette fameuse poutre. La hantise des jeunes filles. Personnellement, c'est loin d'être l’agrès que je déteste le plus. Je ne porte pas de beau justaucorps chamarré à paillettes. Non, cette tenue, seule les vraies gymnastes accomplies ont le droit de la revêtir. Ce que je ne suis pas. D'ailleurs, je n'aurais jamais la prétention de l'être un jour. Un leggings de sport opaque et un petit débardeur blanc, c'est certes moins gracieux, mais c'est tout aussi confortable et pratique pour cet exercice. Avant de me lancer, je vais chercher une poche de glace dans le petit congélateur non loin de là. C'est au cas où, comme on dit. Ces derniers temps, je suis un peu une miss catastrophe. J'enchaîne les tuiles. Accident de décoloration lors de la lessive, plat à tajine brisé … . La liste est exhaustive, je vous fais grâce de tout le reste. Je pose serviette et poche de glace sur un petit banc près de la poutre. A l'aide d'un bac rectangulaire situé à l'un des pied de « l'instrument de torture », j'enduis mes mains et le bout de mes pointes de magnésie. En fixant cette surface de cinq mètres de long pour seulement dix centimètres de large, je me revois deux ans plus tôt. Entrain de faire les quatre-cents coups. Et toi en bas, mort d’inquiétude et prêt à me rattraper si d'aventure je vacille. Il me faut quelques secondes pour laisser ces fantômes du passé se dissiper. Je secoue légèrement la tête pour revenir à la réalité puis me place en face de la poutre. Mes mains vont et viennent sur nubuck. Je prends appuie et commence par un grand écart spatial. Une entrée en matière tout ce qu'il y a de plus classique et académique. J'enchaîne avec une montée progressive à l'équilibre. Nettement moins courant ça en revanche. D'ordinaire, c'est un élément que ces messieurs réalisent lors de l'exercice au sol. Je comprends à présent pourquoi. Il faut beaucoup de puissance dans les bras pour réaliser un tel tour de force. Mes membres tremblent, se tétanisent, mais je tiens bon. Pas très fluide mais ça passe. Je change de quart et pivote légèrement. Une bascule en avant, et me voici sur mes extrémités pédestres.
A la fin d'un élément, les jeunes filles lèvent les bras en « V ». Vu qu'il n'y a pas de juges, je m'accorde quelques libertés. Au lieu d'exécuter ce signe de salut, je lève les bras et fait quelques volutes. Comme ces danseuses orientales qui m'ont toujours fascinées. Je poursuis avec un « Saut de Chat ». Une figure qui semble facile. Il suffit de sauter, lever la tête et se cambrer afin que les talons viennent toucher le creux des reins. La difficulté réside dans le fait que l'on perd la poutre de vue, ce qui rend la réception du saut très complexe. Les dix centimètres de large n'aide en rien, vous vous en doutez. Les juges sont très friands de cette acrobatie. Bien réalisée, c'est la baraka pour ce qui est de la note technique. Je poursuis avec un « port d'arme ». Une figure que réalise en temps normal les danseuses de French Cancan. Au XIXème siècle, c'était une façon pour elles de se moquer du pouvoir de l'armée. On lève une jambe complètement à la verticale. Le bras vient ensuite encercler le mollet, puis on dépose l'extrémité des doigts sur la tempe. Comme le ferait un gendarme ou un militaire pour saluer l'un des siens. J'ignore si cette petite « innovation » serait bien perçu dans un sport où l'académisme et le classicisme s'élèvent en maîtres. Sans doute que non. Ceci dit, je peux tout à fait le comprendre. Je continue avec un saut périlleux avant. C'est en quelque sorte le juge de paix de cette épreuve. Si son exécution est parfaite, la note artistique grimpe en flèche. En revanche, une seule incertitude, une seule hésitation et c'est la catastrophe. Si l'on rate la réception, c'est le traumatisme crânien ou la commotion cérébrale assurés. Pour cet élément, les bras sont placés en croix contre la poitrine. S'en suit une sorte de salto avant. Les gens sont bien souvent impressionnés par la vitesse d'exécution des professionnelles. Une vitesse qui me fait cruellement défaut compte tenu de ma grande taille. Pendant un instant, vous vous retrouvez dans les airs, la tête en bas à quelques centimètres seulement de la poutre. Il y a quelque chose à la fois d'effrayant et d’excitant dans le sentiment que vous procure cette sensation. « Attention ! ». Je te réentends crier ce mot, envahi par la peur que je me fasse mal. Et moi, qui continuais de bondir comme un cabri en disant dans un éclat de rire naïf, pour ne pas dire enfantin : « Mais non, regarde. Je vole ! ».
En y repensant, un léger sourire vient nuancer mon visage jusqu'alors fermé par la concentration. Je réalise de nouveaux volutes avec les bras puis remets derrière mon oreille une mèche de cheveux qui m'obstrue la vue. Une rotation à la poutre doit comprendre au minimum un pivot. J'opte pour une pirouette Biellmann, si caractéristique du patinage artistique féminin. Le talon d'une jambe vient toucher l'arrière du crâne. A l'aide des deux mains, on attrape le coup du pied afin de lever la jambe au-dessus de la tête. On prend extension sur la jambe d'appui … et on tourne ! Ohalala, le vilain déséquilibre à la réception. Là, si j'avais été en compétition, ça aurait été de précieux centièmes de point qui s'envolent. Ceci dit, mieux vaut ça qu'une chute d'un mètre vingt-cinq. Il est temps de réaliser la sortie. Pour cela, je viens me placer à une extrémité de la poutre. Dernière profonde inspiration, et je m'élance. Double rondade arrière pour parcourir toute la longueur de l'agrès puis double salto arrière carpé et … « Aaaahoo … ! ». J'étouffe un petit gémissement de douleur. Comme si je ne voulais pas me faire remarquer, comme si je ne voulais pas déranger les gens. Déranger qui ? Il n'y a personne, si ce n'est ce garçon. Je doute qu'il ai pu être incommodé par mon raffut avec son casque bien en place sur ses deux oreilles. Vous l'avez compris : c'est la chute. Au moment de la réception. C'est la cheville gauche qui a trinqué. Outch ! Je ne suis pas du genre douillette, mais là, ça picote un peu quand même. Quand je vous disais que j'étais une miss catastrophe en ce moment … . Madame Chouaseul, ma professeur de gymnastique à l'époque m'avait pourtant mis en garde : « C'est du suicide que de tenter un double salto arrière lorsqu'on mesure quasiment un mètre quatre-vingt ! ». Je pensais qu'elle exagérait. En tout cas, j'ai retenu la leçon. La prochaine fois, je me contenterai de la double vrille arrière tendue. Aïe ! Je n'arrive pas à me relever. Je rampe péniblement jusqu'au banc pour attraper la poche de glace, à moitié fondue à présent. Je l'applique sur ma cheville endolorie et sert les dents au contact du froid. J'agrippe la serviette éponge et m'essuie le visage avec en insistant bien sur le front et les pommettes. Quand j'ouvre de nouveau les yeux je le vois s'approcher. Le garçon blond au yeux d'opales. Jamais je n'aurais caressé l'espoir de pouvoir lui parler un jour. La faute à cette fichue timidité qui me bouffe de l'intérieur. Pourtant, on dirait bien que ce moment est venu. Je suis là, assise par terre, comme une antilope blessée. Les mains encore parsemées de magnésie. La tête ailleurs et le cœur gros.
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Sujet: Re: One step closer ♣ Bastien 6/2/2017, 17:38
Hey baby, it'll all be fine, take a deep breath, let me blow your mind ☾ Il est à peine quatre heures du matin et je suis déjà en train de me tourner et retourner dans mon lit. Putain d'insomnie de merde. Je me suis pourtant couché tôt hier soir. J'ai pas fait la fête, j'ai pas ramené de fille -en même temps, sans sortir de chez moi, c'est un peu compliqué-, j'ai même pas regardé le film qui passait à la télé! Et bah non. J'ai dormi cinq heures. Ce qui est plutôt pas mal, réflexion faite. Mais il faudra vraiment que j'aille voir un spécialiste un de ces jours, histoire de savoir pourquoi mon organisme refuse obstinément que je dorme plus tard que six heures du matin, peu importe l'heure à laquelle je me suis couché le soir d'avant.
Je continue de batailler vainement contre mon insomnie, et puis je finis par rendre les armes et me lever. Habillé d'un survet et d'un t-shirt blanc, je descends les escaliers pour atteindre la cuisine. Je branche les enceintes et laisse la musique lounge me réveiller en douceur pendant que je prépare mon petit dej. Puis, attablé devant mes céréales, je prends mon téléphone et surfe sur tous les réseau sociaux sur lesquels moi et l'équipe sommes présents afin de répondre à quelques commentaires. Je like, je retweete, je mets à jour le blog, je poste des snaps ridicules et des tweets pour raconter ma vie. Quand je lève les yeux vers l'horloge qui trône sur le mur, je suis surpris de voir qu'il est déjà sept heures. Je vais pouvoir aller à la salle.
Je chausse mes baskets et pars en direction du Battling Club. C'est l'un des meilleurs du quartier, mais c'est surtout celui où je croise le plus souvent ma mystérieuse gymnaste. Elle est terriblement belle, avec sa peau caramel et ses boucles brunes, ses jambes interminables et son regard sulfureux. Mais elle est intrigante aussi, et c'est peut-être là le plus grand danger. Je l'ai croisée de nombreuses fois au détour d'un musée ou d'une exposition, sans jamais avoir l'occasion de lui parler. Elle est deux fois par semaine au Battling Club, sans compter le samedi matin quand on est seuls. C'est donc devenu mon repère ces derniers temps ; j'attends seulement une occasion pour aller lui parler.
Je pousse la porte du club pour le trouver entièrement vide mis à part le réceptionniste. Il lève à peine la tête tandis que je valide mon badge et que je pénètre dans l'enceinte. Je vais poser mes affaires dans les vestiaires, et je ressors quelques minutes après vêtu d'un short de sport et d'un débardeur blanc, casque vissé sur les oreilles. Ma playlist spéciale sport lancée, je m'installe sous les haltères et commence à soulever. J'ai dû les soulever deux ou trois fois quand je vois ses longues jambes se profiler. J'essaye de pas lorgner sur elle, mais c'est difficile. Elle est tellement belle. Elle me fait un signe de tête en passant avant de se cacher derrière ses cheveux bouclés, visiblement gênée. J'en profite pour détailler son beau visage. Bon sang, Bastien, reprends-toi, merde! Je secoue la tête et me remets à travailler, lui jetant quelques regards en coin de temps en temps.
Comme tous les samedis, elle se dirige vers la partie qui regroupe le matériel de gymnastique. Je la vois se diriger vers la poutre. Impressionné, je la regarde quelques instants avant de me remettre au travail. La musique et le travail que j'impose à mes muscles me fait oublier presque complètement la présence de la jeune fille. Puis je pense qu'elle préfère qu'on ne la regarde pas. Après tout, elle vient faire de la gymnastique seulement le samedi, et elle a rougi quand nos regards se sont rencontrés. Elle doit être timide.
Soudain, sans prévenir, j'entends un petit cri étouffé. Je relève la tête et je vois son beau visage se tordre de douleur. Merde putain. Il s'est passé quoi? Je repose doucement l'haltère que je soulevais avant de me lever. Je la vois appliquer une poche de glace sur sa cheville. Oh merde. Réception ratée, je suppose. Je me dirige vers elle tout en restant calme. Elle doit être déjà bien assez paniquée comme ça.
"Salut. Comment tu t'es fait ça? Tu veux que je jette un œil? Je suis habitué à ce genre de blessures, tu sais." Je me frotte la nuque, mal à l'aise, avant de m'accroupir à côté d'elle. J'enlève délicatement la poche de glace et regarde sa cheville. Elle est gonflée, mais je pense qu'elle devrait s'en sortir sans trop de mal. Je repose la glace sur sa blessure et lève enfin les yeux pour rencontrer son regard sombre. Mon cœur rate un battement. "Ca a pas l'air trop grave, mais il faudrait surveiller. Je dois avoir une bombe de froid dans mon sac, t'en veux? Ou peut-être que tu préfèrerais appeler une ambulance? Je peux t'accompagner si tu veux." Non mais qu'est-ce que je raconte?
Spoiler:
Bon c'est pas le meilleur truc que j'aie écrit de ma vie, désolée J'espère que ça t'ira quand même
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Sujet: Re: One step closer ♣ Bastien 8/2/2017, 14:41
Bastien & Rim
De l'ombre à la lumière
Pendant un bref instant, je tente de me remémorer la dernière fois que j'ai connu une pareille chute. Oh, cela fait bien longtemps il me semble. Cinq ans peut-être ? Je crois que c'était au saut de cheval. Suite à une rondade Tsukahara combinée à un double salto arrière tendu. Un élément qui a toujours était ma bête noire. Aussi loin que je me souvienne, jamais je n'en ai réalisé un qui aurait pu dépasser le huit en compétition. Un jour, mon manque de précision s'est donc payé cash en se solvant par une fracture de la malléole qui m'a immobilisée pendant un petit peu moins d'un mois. En y repensant, je n'aurais pas du prendre un tel risque tout à l'heure. Ce genre de sortie avant, je la réalisais sans problème car tu étais à mes côtés. Tu étais là. Vigilent et à l’affût. Toujours prêt à me rattraper au vol. Je n'avais pas peur. J'osais, en réalisant des sauts avec une difficulté technique de niveau quatre : le maximum qu'il soit. C'était vraiment stupide et imprudent de ma part que de mettre la barre si haut alors que je n'ai plus « mon filet de sécurité ». J'ai voulu pour une fois prendre un risque et cela n'a pas fonctionné. Il est clair que ça ne va rien arranger. J'y réfléchirais à deux fois la prochaine fois avant de braver la frontière du raisonnable. Comme le dit le dicton : « Chat échaudé craint l'eau froide ». Cependant avant « la prochaine fois », il y a l'instant T. Il n'est pas des plus agréables sur le plan physique. Ceci dit, il est loin d'être insupportable. Mon regard va et vient entre ma cheville légèrement tuméfiée et ce garçon qui s'approche. C'est donc par à-coups et à la dérobée que je le dévisage. Un peu comme je l'ai fait il y a quelques jours au Louvre avec les Caryatides exposées en majesté dans la salle du même nom. Son petit air juvénile brouille les pistes. Je suis bien en peine pour estimer son âge. Il peut tout aussi bien être légèrement plus âgé que moi comme il peut être plus jeune. Petit contrôle sur ma cheville. Hum, on dirait qu'elle n'est pas plus enflée que tout à l'heure. Elle ne semble pas tordue ou cassée. Enfin je n'en sais rien. Mes domaines de prédilection à moi, c'est plus l'Art, les Lettres et la Musique que la Médecine, la Physique et les Sciences. Mon attention se reporte sur ce jeune sportif. Il a le teint frais et les joues très légèrement rosées. La preuve inconditionnelle que sa jeunesse est tout ce qu'il y a de plus authentique.
Il ne triche pas, ne fait pas semblant et ne cherche pas à défier le cours du temps. Je ne saurais dire le nombre de fois où nous nous sommes croisés et aperçus. Ici, dans des musées, des petits commerces de proximités, dans la rue ou encore sur le quai de la gare du Nord lorsque j'attends le train à destination d'Orléans pour rendre visite à ma mère. En dépit de toutes ces rencontres fortuites, c'est bien la première fois que j'ose le regarder aussi longuement et de façon si peu discrète. Les traits de son visage sont d'une rare harmonie. Ses grands yeux clairs, son nez mince et sa bouche rieuse leurs donnent des lettres de noblesses. L'os de sa mâchoire est légèrement saillant sans pour autant être trop vif ou tranchant. Un critère de beauté masculine très prisé et recherché à l'époque de la Renaissance Italienne. Un critère qui aujourd'hui encore a le vent en poupe et qui plaît a pléthore de femmes. Moi ? Oh euh … eh bien o-oui, je suis loin d'y être insensible. Il me fait penser aux petits chérubins ornant le plafond de la Chapelle Sixtine. Je n'ai jamais eu la chance de les admirer en vrai. Ils doivent certainement être encore bien plus somptueux que ce que j'ai pu en voir au fil des pages d'un livre à la bibliothèque universitaire. Son physique est élancé, svelte et très sportif. Dans le fond, il n'y a rien d'étonnant à cela si c'est un habitué des lieux. Il marche d'un pas serin, calme et à une allure ni trop rapide ni trop lente. Le voici. Il se tient debout en face de moi. Je relève le tête et le salue à mon tour. « B-bonjour. ». C'est le jour et la nuit entre le ton de sa voix et le mien. Il a l'air assuré. Son débit de parole est fluide. Le mien, nettement moins. Bien trop hésitant et timoré pour une fille de vingt ans. Il poursuit en demandant ce qui a bien pu se passer pour que j'en arrive là. Ça en revanche, je peux facilement le dire et l'expliquer. Quand j'étais petite, ma professeur de gymnastique m'obligeait toujours à faire le propre de débriefing de mes différentes acrobaties. « Pourquoi est-ce que tu es tombée ? ». « Qu'est-ce qui a cloché ? ». « Que peux-tu améliorer ? ». Une technique d'apprentissage qui auprès de moi portait ses fruits. En mettant moi-même des mots sur ce qui n'allait pas, j'arrivais la fois suivante à gommer ces petits défauts et imperfections. « Oh, eh bien … je crois que mon dernier appui sur la poutre n'était pas suffisamment stable. Cela ne m'a pas donné une amplitude suffisante pour le saut. »
« La dernière rotation n'a donc pas pu être complétée et … forcément à l'arrivée, il y a de la casse, hahaha ! ». On dirait une petite fille au tableau récitant une poésie devant toute la classe. Je sens le feu me monter aux joues. Avec un peu de chance, et grâce à l'effort de tout à l'heure, mon visage est sans doute suffisamment empourpré pour dissimuler mon embarras. J'ignore pourquoi j'ai ponctué mon propos par un léger rire. Peut-être … que c'est une façon pour moi de lui signifier que ça va et qu'il n'a pas de raison de s’inquiéter ? Si tel est le cas, c'est raté, puisqu'il me demande s'il peut examiner ma cheville pour se rendre compte par lui-même de l'étendue éventuelle des dégâts. Je lui adresse quelques hochements de tête ainsi qu'un petit sourire aimable et courtois. Du moins, j'espère qu'il l'est. « Oui, bien sûr. Vas-y, je t'en prie. ». A son tour, il semble gêné. C'est en tout cas ce que me laisse à penser la façon dont il se frotte la nuque et l'arrière du crâne. Sans doute qu'il n'espérait pas voir sa requête honorée par un réponse affirmative de ma part ? Mais qu'est-ce que je raconte ? C'est moi la timide maladive, pas lui. Toujours est-il qu'il finit par s'accroupir et retire doucement la poche de glace, désormais flasque, qui recouvre ma cheville gauche. Les yeux rivés sur ses mains, je me risque tout de même à de brefs coups d’œil en direction de son visage. A cette distance, je constate quelques légers stigmates. Comme des cicatrices. Toutes fines. J'en décèle deux. Une au niveau de son arcade sourcilière droite, et une seconde sur son menton. Un bagarreur ? Un casse-cou ? Peut-être bien, oui. Ou peut-être les doit-il aux différents sports qu'il pratique ? Qu'est-ce qui peut bien occasionner de pareilles balafres ? La boxe ? Hum oui, il pourrait s'agir de cela. A vrai dire, il existe sûrement tout un tas d'autres disciplines où l'on n'est pas à l'abri de se faire de telles plaies. En se penchant pour mieux observer « ma blessure de guerre », la chaîne autour de son cou oscille dans le vide. Ce n'est pas la même que celle qu'il portait lors de cette exposition au Musée du Quai Branly. Non, celle-ci est dorée et beaucoup plus fine. Un tout petit médaillon, sur lequel est gravé deux personnages, la surmonte. Je plisse les yeux, comme si cela pouvait m'être d'une quelconque utilité pour mieux l'étudier. Je crois distinguer … comme des auréoles au-dessus de la tête de ces personnages. Ainsi que … des mains jointes en prière ?
Hum, j'opterai pour une représentation du Christ recevant le baptême de Saint Jean-Baptiste. Sans grande certitude. Difficile à dire étant donné qu'elle est en mouvement perpétuel. Je n'ai pas pris « option orfèvrerie » à la FAC, mais elle a l'air ciselé avec beaucoup de minutie, de précision et de détails. En tout cas, ça a tout les aspects d'une médaille de baptême. Elle doit sûrement être très importante pour lui. Une chose est claire, c'est qu'il en prend grand soin vu que le métal ne semble pas raillé, écaillé ou éraflé. Au bout de quelques instants, il finit par reporter son attention sur moi. Je relève la tête, rencontrant ainsi ses grands yeux pers. Ou bleu-vert, si vous préférez. Leur teinte est à la fois fascinante et indéfinissable. Ils se situent quelque part à mi-chemin entre le bleu azur et le vert émeraude. Lorsqu'il me fait part de son diagnostic, je ne peux m'empêcher de pousser un petit soupir de soulagement enrobé dans un sourire du même acabit. Je me doutais bien qu'il ne s'agissait que d'une petite foulure de rien du tout, mais le fait de l'entendre de sa bouche me rassure encore davantage. Il m'expose la marche à suivre pour vite récupérer et me fait savoir qu'il a sur lui quelque chose susceptible de faire taire la douleur. « Oh, tant mieux. Je vais faire attention et tâcher de ne pas trop forcer. Promis. O-oui, je veux bien. Si tu penses que ça peut être bénéfique, alors je te fais confiance. ». La confiance … . D'ordinaire, ce n'est pas quelque chose que j'accorde aux gens très facilement mais là … . Je ne sais pas. C'est comme si quelque chose me disait que je peux la lui donner sans crainte ni réticence. Il a parlé d'une bombe de froid, n'est-ce pas ? Hum, voilà qui élimine mon hypothèse. Celle de la boxe. Il me semble que c'est plus dans les sports collectifs que l'on est coutumier de ce genre d'aérosol. Maintenant, bien malin celui qui pourrait deviner lequel il pratique. Les sports collectifs, c'est un vaste monde qui va du basket au hand en passant par le foot. Une petite pointe inquiétude m’envahit suite au mot « ambulance ». Aussi loin que je me souvienne, les hôpitaux m'ont toujours quelque peu effrayé. Je trouve, peut-être à tort, qu'il y règne une ambiance morbide et mortifère. J'ai déjà fait quelques séjours dans ces mouroirs des temps modernes, la plupart du temps pour des fractures. A chaque fois, j'ai éprouvée cette étrange sensation de malaise et pesanteur. Et puis il y a cette odeur qu'on ne retrouve nul part ailleurs.
L'odeur de la mort. « Oh euh, eh bien … je ne pense pas que cela soit nécessaire. Je ne vais pas embêter les médecins avec quelque chose d'aussi bénin et anodin. Les urgences doivent déjà être suffisamment saturées. Mais … quoi qu'il en soit, je te remercie pour ta bienveillance. C'est vraiment très gentil. En tout cas je suis désolée de t'avoir interrompu dans ton effort. ». C'est tout moi ça. Toujours à essayer de me faire oublier. De me faire discrète et transparente. Si dans une quelconque situation, il y a un trou de souris, vous pouvez être certain que je ne manquerai pas de m'y engouffrer afin de me cacher et de me dissimuler. Les personnes que je côtoie vous le dirons. « Rim, elle ne sait pas dire non, et elle est tout le temps désolée. ». C'est ce qui revient le plus quand les gens dépeignent ma personnalité. Ils ont absolument raison, hélas. J'ai toujours le sentiment d'être de trop, de déranger. D'ailleurs, c'est quelque chose qui agace mon père par moment. « Mais arrête d'être tout le temps désolée ! Ma princesse de Saba a le droit d'exister. Tu as le droit de ne pas être d'accord. ». Oui, « baba », je le sais. Mais c'est plus fort que moi. C'est ma nature, je suis comme ça. Un ange passe. Je joins mes mains et les pose sur mes genoux. La tête rentrée dans les épaules, je me fais violence et trouve l'audace nécessaire pour rompre le silence. « Tes amis ne sont pas avec toi aujourd'hui ? ». Lorsqu'il vient ici, il est indissociable d'eux. Il s'agit d'une bande d'une dizaine de garçons ayant entre une vingtaine et une trentaine d'années. Entre eux, il y a une ambiance bon enfant. C'est indiscutable. Dans ce groupe, il y en a un légèrement plus âgé que lui, qui se montre très protecteur à son égard et qui ne manque jamais une occasion de prendre sa défense. S'il m'a marqué, c'est parce qu'à plusieurs reprises il m'a regardé avec … une sorte de méfiance je dirais. J'ignore pourquoi. Peut-être que j'ai une tête qui ne lui revient pas ? En disant cette phrase anodine, je me rends compte qu'en même temps, je viens d'avouer de façon inconsciente que je l'ai déjà remarqué par le passé. Je me sens aussitôt bête. Mes lèvres esquissent semblant de sourire gêné. Ah, il y a vraiment des moments où je déteste être moi !