Ses doigts tambourinent sur le comptoir. Emma jette un regard circulaire autour d'elle. La musique hurle un pur son américain sans paroles. Les corps transpirent, se collent, se mouvent en rythme. Ça sent l'alcool, l'herbe, et la sueur. Un homme sort précipitamment, main sur la bouche, un couple se lèche le faciès sans gêne. Elle grimace. D'habitude, elle est comme eux, à danser jusqu'à ce que ses talons lui déchirent la voûte plantaire, à boire jusqu'à avoir le ventre en feu, à draguer un inconnu qui, dans l'ombre de la nuit, ne semble pas si moche. Mais là, karma ou coïncidence, elle n'est pas partie. Elle enfile pourtant verre sur verre depuis l'ouverture de la boîte, vers vingt-deux heures trente.
Elle n'avait pas vraiment l'intention de sortir, elle a un examen de rentrée lundi, elle devait être sérieuse, elle l'a promis à sa mère dont la voix tremble encore à l'autre bout de la ligne. Mais elle est incapable de rester chez elle quand la nuit l'appelle. Elle est physiquement attirée comme un aimant par l'air d'une fausse pureté des soirées parisiennes, par les cris des premiers bourrés, par les lumières jaunes de sa ville. Le barman lui jette un coup d’œil étrange quand elle commande un autre verre de rosé pêche, à mi-chemin entre l'admiration pour ce corps qui tient l'alcool alors que ça fait plus de deux heures qu'il en avale, et la pitié pour cette débauche adolescente qu'il a sous les yeux.
Elle s'en fout, vide son verre d'un trait, la musique change, elle a envie de retourner danser, mais ne bouge pas. Elle est terrassée par une brusque lassitude, elle rentrerait bien chez elle pour se mettre en jogging et dormir devant un match de foot sans intérêt. Mais elle reste là, immobile, les gens passent et repassent devant elle, certains la regardent, lui sourient, imbéciles. Elle fait plus vieille que son âge, on lui donnerait plus vingt-deux ans que dix-neuf. C'est le but du jeu, son jeu à elle. Sa robe la vieillit, son maquillage la vieillit, sa queue-de-cheval la vieillit, elle adore. Elle se penche sur le comptoir. « Servez-moi ce que vous avez de plus fort. » Cette fois-ci, elle reçoit un regard cent pour cent atterré. Tans pis. Elle se tourne vers la piste, observe quelques secondes cette population dont le visage change sous ses yeux.
Sortir était devenu une seconde nature chez moi ces derniers temps, mais dans le fond ce n'était pas aussi étonnant que ça. J'avais toujours eu envie et besoin de m'amuser et de profiter de la vie, alors maintenant que j'étais libre de ces obligations militaires, je faisais en sorte de profiter. Surtout que je savais très bien qu'une fois que je serai à nouveau opérationnel, je serais renvoyé dans le milieu dur et exigeant de l'armée. Cependant, ce soir je pouvais sortir pour faire la fête, et je ne m'en privais pas. Aucun de mes potes ne pouvait venir avec moi, mais ce n'était clairement pas le genre de choses qui me retenaient. J'étais donc sorti tout seul, après m'être préparé. Avec un peu de chance je croiserais quelqu'un que je connaissais, et si je m'ennuyais je n'aurais cas rentrer chez moi et me faire une soirée geek. Chose qui n'était pas non plus tellement réalisable lorsque j'étais quelque part de l'autre côté du monde. Décidant de rester sage et d'appeler un taxi, je pris la direction de l'établissement que je préférais ces derniers temps. Cela avait tendance à changer de temps en temps, mais aujourd'hui j'avais envie de me rendre ici.
Sur place, je fis un peu l'état des lieux. Soit j'allais danser pour ensuite rejoindre le bar une fois que je serais assoiffé, soit j'allais directement en direction du bar pour pouvoir observer plus longuement les gens. Et éventuellement voir si certaines personnes pouvaient me taper dans l'oeil. Enfin, des filles surtout. J'étais assez difficile de ce côté-là et je fonctionnais aux coups de coeur. Mais, sans vouloir me vanter, je n'avais jamais eu de problèmes à récolter les conquêtes féminines. Accoudé au comptoir, je laissai mon regard glisser sur les quelques personnes qui se trouvaient dans le coin, avant que mon regard ne s'accroche à toi. Tu avais l'air de t'ennuyer prodigieusement, peut-être était-ce pour cette raison que je souris en coin, et que je pris la décision de m'approcher de toi. « Servez-moi ce que vous avez de plus fort. » Je souris en coin en voyant le regard du serveur, m'asseyant tranquillement sur le tabouret qui se trouvait à côté de toi. « Si je ne m'abuse, ça doit être leur whisky » fis-je en souriant, attendant que tu reportes ton attention sur moi pour continuer. « Et vue la tête que fait le barman il doit penser que tu as déjà assez bu. C'est chiant mais au moins il a une vague éthique professionnelle, je ne sais pas ce qui est le mieux » ajoutai-je avec un sourire en coin avant de reporter mon attention sur toi. « Désolé » fis-je lorsque je réalisai que je l'avais peut-être un peu trop ouverte. « Je m'appelle Sacha. Et toi? »
Elle boit d'un trait un verre dont le contenu lui brûle aussitôt la gorge. De loin, on dirait ces jeunes qu'on retrouve dans les émissions télé de la douze, avec des problèmes abracadabrants et des solutions encore pires. Elle a envie de retourner se coucher, mais un semblant d'ego ridicule la laisse visée sur son tabouret collant. Emma repose le verre, un peu trop brusquement, à mi-chemin entre l'agacement et le commencement de l'ivresse. « Si je ne m'abuse, ça doit être leur whisky ». Elle tourne les yeux vers la source de la voix, manque de peu de les écarquiller. Un mec comme elle n'en a plus vu depuis longtemps - les jeunes hommes préfèrent aller draguer directement dans les rues, de nos jours - lui fait face.
Elle laisse son regard glisser sur lui, le jauge rapidement, sourit sans répondre. Il poursuit. « Et vue la tête que fait le barman il doit penser que tu as déjà assez bu. C'est chiant mais au moins il a une vague éthique professionnelle, je ne sais pas ce qui est le mieux ». Il n'a pas tort, le beau gosse. Elle hoche la tête, se décide à décocher un mot. « Il s'en fout, tout ce que je bois, je le paye, de toutes façons ». Voix blasée, d'un trait, comme si rien n'était plus ennuyeux. « Désolé », reprend le blond, l'air de se dire que c'est sans doute pas la meilleure technique. « Je m'appelle Sacha. Et toi? » Emma sourit à nouveau, tente vaillamment de prendre une posture digne de ce nom, mais l'alcool a fini par agir et elle doit s'accouder au bar pour ne pas sombrer. « Emma. », fait-elle simplement. Elle détourne les yeux aussitôt, hésite à recommander quelque chose. Mais son expérience des boissons est longue, elle sait qu'elle regrettera tout ça le lendemain, au moment de s'attabler pour bosser. En fait, elle l'emmènerait bien avec elle, ce Sacha. Elle n'habite pas loin, deux rues à tout casser - c'est pour ça qu'elle est dans ce bar pas très glorieux, au lieu d'aller s'amuser dans un des lieux branchés du centre. Elle laisse passer quelques secondes, puis pose ses yeux rendus gris par l'obscurité sur le garçon. « Alors, qu'est-ce que tu fais ici, toi ? » Sous-entendu, pourquoi n'es-tu pas sur la piste à t'amuser comme tout le monde. Au bar, il n'y a pas trente-six catégories de gens : ceux qui s'ennuient, ceux qui veulent boire, ceux qui n'aiment pas danser. Elle a beau appartenir à la première catégorie, ce n'est pas pour ça qu'elle doit se priver de s'aventurer sur son meilleur terrain de jeu.
Je viens du sud, alors si j'ai naturellement l'accent et la tchatche de là-bas, j'oublie de temps en temps que ce n'est pas forcément quelque chose de très apprécié à Paris. Mais je suis une pipelette, je l'ai toujours été. Et je ne crois pas que cela changera un jour, surtout que je n'avais pas une grande gueule pour autant. Dans le sens où je ne faisais pas que parler sans avoir les couilles de faire quelque chose en retour. Au contraire, j'étais un homme de parole, merci à l'armée. Mais passons. D'ailleurs, tu ne sembles pas spécialement agacée, puisque je te vois sourire à un moment. Tu souris, et tu acquiesces à ce que je raconte. Au moins tu m'écoutes et tu ne fais pas semblant. Et je ne prends en principe pas le risque de me prendre un verre en pleine tronche parce que je te soûle. Quoique cela amuserait sans doute les gens autour de nous, ça mettrait un peu de piment. Mais je finis par me présenter et te donner mon prénom, après m'être excusé d'avoir autant parlé sans m'être présenté. Et j'en profite pour te demander ton prénom à toi, tant qu'à faire. « Emma. » Tiens, joli prénom. Je souris doucement en acquiesçant d'un signe de tête. « Joli prénom pour une jolie fille » fis-je malicieusement en portant mon verre à mes lèvres.
Bah quoi? Il n'y avait pas de mal à dire la vérité après tout. C'est vrai que tu l'étais, et j'appréciais le prénom. Surtout que je ne devais pas être le seul à te complimenter. A la fois pour l'un ou pour l'autre. « Alors, qu'est-ce que tu fais ici, toi ? » Je souris avant de hausser les épaules. La question pouvait se poser, c'est vrai. Après tout j'étais complètement seul, et apparemment c'était le cas pour toi également. En tout cas, je ne voyais personne à côté de toi ou qui te jetait des regards. « Je voulais prendre la température pour savoir si je restais ici ou si je partais ailleurs » avouai-je sans peine en prenant mon verre dans ma main. Inutile de se faire chier dans un endroit dans lequel je ne m'amuserais clairement pas. « Je viens d'arriver, et je n'aime pas perdre mon temps. C'est rare que je vienne ici, et que je vienne seul » Je t'offris un nouveau sourire en te regardant, en profitant pour te regarder discrètement. Je ne m'étais pas trompé en t'abordant, tu avais de quoi charmer un garçon. Moi en tout cas. J'étais sous le charme. « Et toi, qu'est-ce que tu fais là? » demandai-je en retour. « Tu es seule aussi? » Je jetai un coup d'oeil autour de nous pour voir si quelqu'un pouvait être avec toi, mais encore une fois je ne vis rien du tout. Tant mieux pour moi.
AVENGEDINCHAINS
Spoiler:
Désolé du temps de réponse :/ J'avais pas vu que tu avais répondu
Un des clichés véridiques sur les Bretons, et y en a des tonnes, c'est que l'alcool est une religion. C'est marrant, il n'y a pourtant aucune raison qu'il y ait un concentré de boissons sur ce bout de terre à l'ouest du monde, et pourtant, c'est là-bas qu'il y a le plus grand concentré de bar par habitants, et que les jeunes boivent le plus tôt. Statistique ou pas, je sais y faire. Genre, rester consciente quand j'ai enchaîné les verres. Et me rendre compte que, oui, effectivement, le mec en face est en train de me draguer. « Joli prénom pour une jolie fille. » Le tout en buvant dans son verre. J'ai l'impression de connaître ces gestes, le top du sexy, ce que je fait quand je suis dans la situation inverse. On va s'entendre ; d'une manière ou d'une autre.
Tu -Sacha, donc, me répété-je pour ne pas oublier- souris à ma question. « Je voulais prendre la température pour savoir si je restais ici ou si je partais ailleurs » Hochement la tête, c'est normal, à quoi est-ce que je m'attendais ? « Je viens d'arriver, et je n'aime pas perdre mon temps. C'est rare que je vienne ici, et que je vienne seul » Suivit d'un sourire qui affole quelque chose. T'es pas mal. Euphémisme, chantonne une voix dans ma tête.« Et toi, qu'est-ce que tu fais là? » Je bat un peu des paupières, reprend mes esprits. « J'habite juste à côté, je suis une habituée. » Quelle idée de mentionner l'appartement derechef. Bon, c'est la stricte vérité, mais personne n'a jamais dragué quelqu'un comme ça. « Tu es seule aussi? » C'est rassurant, d'être sur un terrain connu. Bien plus que de constater que mon esprit s'éparpille partout, dans des mouvements sans queue ni tête, un lent ballet – partout, mais bon, je ne peux pas m'empêcher de te regarder. L'alcool y est sans doute pour quelque chose, et moi aussi. « Oui. Je viens d'arriver sur Paris, donc... » Je ne finis pas ma phrase, elle se perd quelque part entre mon cerveau et mes lèvres. Je bois rapidement pour me donner une faible contenance, cherche mes mots. Je ne veux pas te lancer sur le terrain du ''tu fais quoi dans la vie'', parce que ça va me rabaisser à la pauvre étudiante que je suis. Pourtant, c'est la question qui vient naturellement derrière. Argh. Je fais mine d'avoir chaud, balaie l'air près de ma joue d'un geste. « Viens, on sort. C'est plus tranquille. » La musique hurle, on étouffe, c'est crédible. Et puis, l'appel de la nuit parisienne est déjà de retour. Les rues désertes, éclairées par les lumières jaunes, le froid nocturne. Je vide le reste du whisky, me lève. Ça va, ça ne tangue pas trop. Bon, ça va être un parcours du combattant pour atteindre la porte, mais tans pis. Le jeu, ce soir, en vaut la chandelle.
Je n'avais pas l'habitude de venir ici, tout comme je n'avais pas l'habitude non plus de sortir sans mes potes, c'est vrai. Habituellement j'étais toujours avec eux. Bon c'est vrai aussi qu'il m'arrivait de les planter lorsque le contact passait bien avec une jolie demoiselle ou une autre, mais que celui qui ne l'avait jamais fait me jette la première pierre. Peut-être que si j'avais été avec eux, je les aurais justement planté pour me retrouver avec toi cela dit. Donc finalement peut-être que ce n'était pas si mauvais que ça l'idée d'être sorti sans eux. Et si je ne l'avais pas fait, je ne me serais pas retrouvé ici à tes côtés. CQFD. « J'habite juste à côté, je suis une habituée. » Je souris doucement et acquiesçai d'un signe de tête. J'étais curieux, du coup. Je me demandais ce qui t'attirais dans cet endroit et ce qui t'avait rendue habituée. Peut-être que cela me donnerait envie de revenir plus souvent, on ne savait jamais. « Je vois. Qu'est-ce que tu apprécies ici? » demandai-je en souriant et en te regardant avec attention. J'étais curieux de la réponse, vraiment. t je ne savais pas si tu m'avais donné volontairement l'information de ton lieu de résidence, mais je le notai soigneusement dans un coin de ma tête. Ca pourrait me servir si jamais nous étions amenés à avoir des atomes crochus.
J'étais seul donc, et je me demandais donc si tu l'étais également. Ce n'est pas parce que cela ne me faisait rien de planter mes potes que c'était ton cas. Et si tu avais été seule avec une autre personne ça aurait sans doute été plus délicat encore. « Oui. Je viens d'arriver sur Paris, donc... » Je souris et acquiesçai d'un signe de tête. J'avais été dans ton cas il y a quelques années maintenant, et c'est vrai que cela faisait toujours bizarre de débarquer dans une ville inconnue. « Je comprends, je viens du sud à la base, ça fait cinq-six ans que je suis sur Paris. Tu viens d'où à la base? » demandai-je en terminant mon verre tranquillement. Et sans te quitter du regard. Tes yeux bleus étaient particulièrement prenant, j'avais du mal à détourner mon regard d'eux. Quoique ça m'empêchait de te reluquer de manière pas forcément très gentleman, c'était déjà ça de gagné. Je souris une nouvelle fois en te voyant te ventiler à l'aide de ta main. Je n'avais pas spécialement chaud de mon côté, mais c'était apparemment ton cas. A moins que tu joues la comédie. « Viens, on sort. C'est plus tranquille. » Je souris et sautai souplement sur mes jambes. L'alcool ne me faisait pas d'effet, en même temps je n'en n'avais pas bu des litres. Déposant ma main dans le creux de ton dos pour te guider, je pris la direction de la sortie. Ce n'était pas un geste trop pressant je crois, c'était vraiment fait pour qu'on ne se perde pas en chemin. En sortant, je fouillai dans mes poches avant d'allumer une cigarette et de te tendre le paquet. « T'en veux une? » proposai-je tranquillement, ma cigarette coincée entre mes lèvres.
Mon verre est vide, le barman recommence à me lancer des regards pour voir si je vais commander autre chose. En fait, c'est ce que j'aurai fait, si tu n'avais pas été là. Un autre garçon serait sans doute venu, plus tard, à ta place, aurait engagé la conversation sur n'importe quoi, et on sait comment ça se serait fini. Être seule au comptoir, ça peut être sexy parce que mystérieux, mais en vérité, ça dévoile juste qu'on n'a pas de potes assez proches pour sortir tous les soirs. Des jeunes de ce genre, y en a des tonnes à Paris, pas besoin d'être d'ici pour le voir. La plupart sont accompagnés. D'autres marchent seuls, dans mon genre, plus par manque de connaissances que par choix. « Je vois. Qu'est-ce que tu apprécies ici? » Question difficile. Tout et rien : la musique hurlante, la proximité avec l'appartement, l'alcool à bas coût, les autres, si différents et qui se ressemblent tous. Je hausse les épaules, sans vraiment de réponse. « C'est pas vraiment cher. Et puis, je n'ai pas besoin de prendre le métro la nuit. » Allez, encore un sous-entendu à ma maison. Tant qu'à faire, autant te donner les clés, ça ira plus vite. Et une évocation rapide de ma vie d'avant, qui me semble si lointaine et si proche en même temps. « Je comprends, je viens du sud à la base, ça fait cinq-six ans que je suis sur Paris. Tu viens d'où à la base? » Du Sud ! A coups sûrs, t'es un Marseillais. J'ai un sourire. « Je suis bretonne » La fierté transperce chacune des syllabes. C'est bête, y a rien d'exceptionnel en Bretagne. Ni le temps, ni les gens. Les paysages, me direz-vous. Peut-être. Et je ne peux pas m'empêcher d'adorer.
Quitter enfin ce tabouret qui colle est une bonne perspective, mais bien moins grisante que ta main dans mon dos. Ce n'est qu'un contact de routine, presque, juste pour ne pas se paumer entre tous ces corps suants. Dehors, le contraste est saisissant. L'air s'est rafraîchi depuis que je suis entrée, plus personne n'a le courage d'aller fumer ou vomir en dehors de la boîte surchauffée. Je ne te vois pas, au début, t'allumer une cigarette. « T'en veux une ? » Je secoue la tête, avec un peu trop de véhémence. Ça, c'est mon plus grand paradoxe. Boire jusqu'à en perdre l'estomac et la raison, s'amuser, rester une soirée entière dans une salle où la fumée s'accumule au plafond et estompe les visages, oui, sans problèmes. Fumer moi même, plutôt mourir. Une vieille valeur de sportif, ça. « Je ne fume pas », dis-je d'un ton presque désolée, comme tous ceux qui ne sont pas de ces seize millions de français qui fument. De toutes manières, même si je le voulais, j'aurai pas les moyens. Je détourne le regard, sans l'ambiance pressante de l'intérieur, tes yeux font plus d'effet. Pas que tes yeux, en fait. Je retombe dans mes travers, à apprécier chaque mouvement de cils des mecs. Comme si ça ne suffisait pas, j'ai un truc à cacher - et trop dériver la conversation attirerait sans doute tes soupçons. C'est presque bête. J'observe sans feindre la rue déserte en face de nous. Les volets sont tous baissés, il n'y a pas d'autre bruit que le fond de musique ténu dans notre dos. Il ne fait pas froid, et ça me donne envie de marcher jusqu'à plus soif dans les rues. Mon TOC personnel, on va dire. Je finis par me retourner vers toi, le bref silence me stresse plus que la perspective de dévoiler mon plus vilain complexe. J'en peux déjà plus de rester là, j'ai re-besoin de bouger, alors, d'un signe de tête et d'un sourire, je t'ouvre une porte sur mon péché mignon nocturne. « Tu viens ? » Tu viens, histoire que je ne dévale pas seule les rues de mon quartier - et le "mon" est pensé avec tant d'adoration.
Cet endroit, je ne savais pas tellement quoi en penser. Il semblait assez intéressant pour qu'on y vienne de temps en temps, mais honnêtement je ne me voyais pas me transformer en habitué. Sauf si on venait à se revoir et que les choses collaient particulièrement bien entre nous, certes. Cela pourrait alors devenir notre point de repère, mais nous étions encore assez loin de là. Pour le moment on ne faisait que faire connaissance, mais je sentais qu'il y avait un lien et un intérêt particulier partagé entre nous deux. Et j'étais curieux de savoir ce qui te plaisait ici. Peut-être le barman, qui te regardait du coin de l'oeil. Je ne saurais pas dire s'il est intéressé par toi ou par tes commandes de boisson, mais à la limite on s'en cogne. C'est moi qui parle avec toi. « C'est pas vraiment cher. Et puis, je n'ai pas besoin de prendre le métro la nuit. » Je rigolai doucement avant d'acquiescer. Le prix, naturellement c'était toujours plus agréable s'il était attractif. A quoi cela servait de payer 10 euros pour une boisson qu'on pouvait avoir pour 2 euros à un autre endroit hein? Cela sortait des mêmes bouteilles et des mêmes distributeurs. « C'est sur que l'argent ça change tout. Et le métro aussi, rien de pire pour terminer une soirée si tu veux mon avis » D'ailleurs j'évitais le métro de manière générale. Je n'aimais pas spécialement me retrouver entassé avec des centaines d'autres personnes dans des boites de conserves. C'était pas le genre de choses auxquelles j'étais habitué dans mon sud natal. D'ailleurs, toi. Tu viens d'où?« Je suis bretonne » Je ne peux que sourire en entendant la fierté dans ta voix. Et je dois bien avouer que je ne connais pas grand chose de la Bretagne. A part Saint-Malo. C'est bien en Bretagne au moins?
L'extérieur est agréable, l'air frais me caresse le visage et me fait réaliser combien il faisait étouffant là-dedans. Dieu sait le nombre d'heures qu'ils doivent passer à aérer l'établissement quand tout le monde est sorti. « Je ne fume pas » Je souris avant de hausser les épaules. Je ne vais pas te jouer le mec plein de bon sens qui te dit "c'est bien". Tu fais ce que tu veux. « Pas de soucis » fis-je en tirant sur mon mégot avant d'en relâcher une longue panache de fumée. Un léger silence s'installa entre nous, mais je ne dis rien pour le combler. J'en profitai plutôt pour te regarder du coin de l'oeil. Je ne saurais dire quel âge tu as, mais à mon avis passé la vingtaine. Et ton regard est particulièrement accrocheur, je trouve. D'ailleurs, ça me fait sourire. « Tu viens ? » Ton signe de tête et ton sourire son avenant et je t’emboîte le pas sans réellement réfléchir. De toute manière, tu as au moins une tête de moins que moi et je sais me battre. Malgré mon côté militaire déchu. Mes patrons sont des cons de toute manière. « Tu vas m'emmener dans une ruelle où ton copain m'attend pour me dépouiller? » demandai-je d'un ton amusé, presque joyeux. C'était le genre de trucs qu'on lisait dans les journaux, dans la rubrique des faits divers. « Je suis curieux. Qu'est-ce qui t'a fait quitté la Bretagne pour Paris? » demandai-je peu après avoir terminé ma cigarette et l'avoir balancée dans une grille d'égout.
Mon âge, c'est un sujet sensible - pour moi, je veux dire. Ma génération craint. Vraiment. Les jeunes qui ont entre 16 et 19 ans d'aujourd'hui craignent, bien plus que les précédents, sans doute moins, d'accord, que les suivants. Je sais que chaque parcelle de mon image reflète celle d'une fille plus âgée, la vingtaine dépassée. Maquillage, coiffure, fringue, mimiques, tout est pensé pour ne pas dévoiler mes dix-neuf printemps. Et ça, marche, toujours. La preuve.
Paris la nuit, c'est ce que je préfère. Plus de touristes, plus de parisiens de souche qui font la gueule, plus personne. Persiennes baissées, lampadaires lugubres, le moindre cri a un écho, on se sent surpuissants, seuls. Je n'ai pas rencontré beaucoup de personnes qui ressentent ça, qui savent apprécier la ville lumière quand il n'y a plus que celles des éclairages publics. C'est pour ça que je ne m'attends pas vraiment à ce que tu m'emboîtes le pas. A la limite, je m'attends presque à ce que tu me plantes là. « Tu vas m'emmener dans une ruelle où ton copain m'attend pour me dépouiller? » Tu as un rythme dans la voix, ténu et indescriptible, qui m'arrache un sourire. « Aucun risque, j'ai pas de mec. » Et je me détourne de ton regard. Je connais par cœur ces rues, et je nous entraîne, sans vraiment réfléchir. Mes talons font un boucan d'enfer, je regrette de ne pas avoir pris de pull. Disons que mon plan était de me faire ramener, et ma robe légère suffisait largement. Je ne peux pas m'empêcher de t'observer. Même la façon dont tu tires sur ta cigarette, ça m'attire.
Je ne saurai pas vraiment dire l'heure qui l'est. Je sais que mon appartement n'est pas loin, on est sur les quais de la Seine. Avenue Kennedy, chez moi, c'est au bout. Je finis par m'arrêter, les pieds en feu. Talons stupides. « Je suis curieux. Qu'est-ce qui t'a fait quitté la Bretagne pour Paris? » Oups, terrain glissant. Je cherche à toute vitesse une réponse à dire. Mentir de front n'est pas vraiment mon habitude, mais la vérité me déplaît beaucoup plus. « Mes études », je réponds en souriant. Pas d'autres explications, hors de question. Je m'empresse de remettre la conversation dans ta direction. Ça peut passer pour une preuve de politesse, après tout. « Et toi, qu'est-ce qui t'as fait quitter le Sud ? » Sans pouvoir éviter de te regarder avec trop d'intéressement pour être innocente.
Je te suivais sans vraiment me poser de questions. Si les choses avaient été inversées et si cela avait été moi la fille, nul doute que j'aurais réfléchi à deux fois avant de te suivre aussi sagement. Sauf que là c'était différent. Tu étais une fille, tu avais une bonne tête de moins que moi, et malgré ta manière de parler tu semblais plutôt inoffensive. Par contre, si je me retrouvais face à ton mec et quelques uns de ses potes, pas sûr que les choses se passent aussi facilement. Mais j'en plaisantais, de toute manière je ne prenais jamais grand chose au sérieux. « Aucun risque, j'ai pas de mec. » Je souris en coin, secrètement satisfait de la nouvelle. Parce que oui, je n'étais pas insensible à ton charme et à ce que tu dégageais. En même temps si cela n'avait pas été le cas, je ne t'aurais pas abordée et je ne t'aurais pas suivie sans hésiter. J'aurais pu te demander ton numéro de téléphone pour te contacter plus tard, mais ce n'était pas dit que je ne le fasse pas. J'avais juste envie d'en apprendre plus sur toi, pour le moment. Y compris de savoir ce qui avait attiré une bretonne par ici. « Mes études » J'acquiesçai pensivement. C'est vrai que beaucoup de choses se trouvaient à Paris malheureusement. « Tu fais des études dans quoi? » demandai-je tranquillement en regardant autour de moi.
Je n'étais jamais allé aussi loin dans ce quartier. Je me contentais des grandes allées et des endroits où on trouvait les commerces en général. « Et toi, qu'est-ce qui t'as fait quitter le Sud ? » Ah le sud... Il me manque mon sud. Mais quand je le dis je me fais traiter d'ingrat alors je me contente de garder mon accent chantant, qui ne laisse pas le moindre doute sur mes véritables origines. « Mon boulot. Je travaille dans l'armée, même si je suis actuellement au repos forcé » t'expliquai-je en levant les yeux au ciel. Autant te dire que je trouvais ça con puisque j'étais à priori en pleine possession de chacun de mes mouvements. Mais d'après mes dirigeants, j'avais subi un choc psychologique et j'étais dans le déni. Rien à voir, j'étais juste conscient que ce genre de choses pouvaient arriver et je l'avais accepté. C'est tout. « J'ai été blessé il y a quelques mois et ils estiment que c'est trop tôt pour reprendre le boulot. Mais bon je ne vais pas me plaindre, ça me permet de glander en étant payé » plaisantai-je avec un sourire en coin. « Et de rencontrer des jolies filles qui en valent la peine... » Toi, notamment. Surtout toi, ce soir. Bon en fait ce soir il n'y avait que toi. Et si tu n'avais pas compris la remarque clairement pas subtile, je t'adressai un clin d'oeil joueur.
C'était pas du charme, en fait. Pas vraiment. C'est juste que tu dégageais un truc, quelque chose que je n'avais pas beaucoup entraperçu dans ma vie. Un truc qui, dans tous les cas, me donnait bien envie de te ramener à la maison. Bon, il y avait tous ces pseudos-codes, "jamais le premier soir", et toute la clique, c'est vrai. Une vague image de mes parents flottaient derrière mes paupières, comme à chaque fois que j'avais conscience de ne pas leur faire honneur. Cela dit, je n'étais plus à ça près.
« Tu fais des études dans quoi? » J'ai un sourire. Incroyable de voir que je peux être fière de tout un tas de choses et complexée par d'autres, si ridicules en comparaison. « Le journalisme. » C'est bref, je devine d'ici que ton histoire est plus passionnante que la mienne. Je cache mal mes frissonnements, on a beau être l'été, la nuit reste la nuit. Je t'observe, un peu machinalement, pendant qu'une brève once de nostalgie a l'air de traverser tes yeux. C'est beau. « Mon boulot. Je travaille dans l'armée, même si je suis actuellement au repos forcé ». Là, j'écarquille carrément les yeux. L'armée, rien que ça ! En même temps, je te voyais assez mal derrière un bureau ou un comptoir. Plutôt le genre à être un sportif de haut niveau. Pendant que ces pensées stupides agitent mon pauvre cerveau dérouté, mes yeux, de leur propre chef, glissent lentement sur ta silhouette, comme pour illustrer ma rêverie. Étrange d'ailleurs que tu n'y sois pas encore, à l'armée. Tu ne m'as pas l'air trop amoché, dans tous les cas. « J'ai été blessé il y a quelques mois et ils estiment que c'est trop tôt pour reprendre le boulot. Mais bon je ne vais pas me plaindre, ça me permet de glander en étant payé. » Je réponds à ton sourire. Pas dégueulasse, en effet. La suite ne se fait pas attendre. « Et de rencontrer des jolies filles qui en valent la peine... » Suivi d'un clin d’œil. Si ça, c'est pas du message. J'ai un sourire, fausse caricature de la fille timide qui n'a pas l'habitude d'être draguée. C'est à ce moment précis que j'ai une brutale envie d'être décidée. Soit on en reste là, et tu resteras le beau gosse croisé au hasard, soit ça va plus loin, et alors, c'est maintenant - avant que le jour se lève, entre autres, par exemple. Avant que je me fasse des idées. Avant d'être déçue, tiens, aussi. Alors, j'use de cette technique vieille comme le monde. Je dégaine mon portable - mon très cher portable, regarde l'heure. « Oh. Ça fait longtemps qu'on est dehors. Je devrais y aller. » Moue de regret, comme c'est dommage. « Tu me raccompagnes ? » Sourire mi-charmeur, mi-charmant. Ce n'est pas vraiment une question.
Tu m'intriguais toujours autant, malgré le fait que cela ne faisait pas si longtemps qu'on avait commencé à parler. Mais j'avais envie d'en savoir plus et j'étais curieux de savoir quelles études tu faisais. Alors je te posai la question. Pas plus compliqué que ça. « Le journalisme. » Je souris et acquiesçai. Vu ton sourire, cela semblait être quelque chose qui te plaisait. Et je pense qu'il y avait de quoi, ça devait être pas mal intéressant comme branche. « Je vois » fis-je simplement en souriant toujours. J'étais également curieux de savoir dans quelle branche exactement tu comptais officier, mais peut-être était-il trop tôt pour te poser une telle question. Si on était amenés à se revoir, tu n'y échapperait cependant pas. Je te parlai brièvement de mon boulot également, te mentionnant au passage que j'étais à l'arrêt à cause de ma blessure. Et du sois disant choc psychologique, une belle connerie. J'en profitai pour te faire un compliment au passage, au cas où tu n'aurais pas compris que tu me plaisais. Au cas où.
« Oh. Ça fait longtemps qu'on est dehors. Je devrais y aller. » J'eus une légère moue avant de me mordiller la lèvre inférieure. C'était peut-être le bon moment pour te demander de me donner ton numéro de téléphone? « Tu me raccompagnes ? » Un sourire s'afficha sur mes lèvres, et je te suivis sans vraiment te répondre. De toute manière, même si c'était une question, je ne crois pas que j'aurais eu le choix. « Avec plaisir » répondis-je avec un sourire en coin. Et pour la peine je me saisi de ta main. C'était toi qui menait, étant donné que je ne savais absolument pas où tu habitais. « Le quartier a l'air tranquille » te fis-je remarquer en regardant autour de moi. Avant que l'on arrive enfin à ton appartement. Je ne connaissais absolument pas ce coin, comme je l'avais déjà dis il y a quelques minutes. « C'est la première fois que je viens ici »
C'est à peu près à mi-chemin que j'ai commencé à me poser ces questions stupides que seules les filles se posent - à base de sous-vêtements assortis, de colocataire absent, de rangement approximatif. C'est aussi à ce moment là que je nous ai aperçu dans le reflet d'une porte. On aurait dit un couple, impatients de se retrouver, main dans la main, pile poil le genre des films à l'eau de rose que je regardais quand j'avais un accès de faiblesse. Ça m'a fait sourire ; le paradoxe de la situation. « Le quartier a l'air tranquille » Je levait les yeux au ciel, un vague sourire aux lèvres. « Un peu trop, même. » Trop tranquille, trop propre, trop riche. Pas que je déteste la tranquillité, mais plus de jeunes dans le coin, déjà, ça aiderait pas trop mal. « C'est la première fois que je viens ici » Je hochai la tête. Pas étonnant. « C'est plutôt un coin d'appart', ici. Tu vis où, toi ? » J'ai un vieux doute, peut-être que tu l'as déjà dit. Ce n'est pas que je n'écoutais pas - disons que j'étais distraite par autre chose.
La porte d'entrée de l'immeuble avait l'air de m'attendre depuis toujours. Mh, le porte-clé PSG en argent, espérons qu'il ne brille pas trop dans le noir. La cage d'escalier sentait le McDo, comme d'habitude, je le percevais depuis le pas de la porte. Crétins de voisins du dessous. Même si je n'avais pas vraiment de doute sur la suite de la situation, je pris quand même la peine de me tourner vers toi. « Tu... as deux secondes pour monter ? », sans rien prévoir du lourd sous-entendu de mes mots. De toutes manières, je considérais que tout ne dépendait plus que de toi, maintenant.
Comme je te le dirai un peu plus tard, je n'étais jamais venu dans ce coin de Paris. Pourtant depuis mes dix-huit ans j'avais carrément eu le temps de faire quelques tours dans la capitale, mais pas au point de flâner dans les quartiers résidentiels. Je devrais peut-être le faire plus souvent cela dit. Si cela me promettait de bonnes rencontres comme celle que j'avais ce soir, cela valait clairement le détour. Cela dit, cela semblait être calme et paisible ici. Et je ne pus m'empêcher de te faire la remarque. Comme ça, au passage. « Un peu trop, même. » Je rigolai doucement en t'entendant. Naturellement, c'était toujours plus agréable d'avoir tout sous la main. Des bars, des restaurants, des épiceries ouvertes pendant la nuit... Au cas où on avait cette fameuse fringale nocturne et que tes placards sont complètement vides. Le grand moment de solitude. « C'est plutôt un coin d'appart', ici. Tu vis où, toi ? » Je te souris, tenté à un moment donné de te faire une blague concernant le fait que tu ne me le demandais que maintenant, alors que je savais depuis presque le début où tu logeais à peu près.
Mais non. « J'habite dans le quatrième » fis-je simplement au début. Bon d'accord, c'était vague. Mais tu avais ainsi une vague idée d'où je pouvais bien me situer. « Pas forcément au centre de l'animation, mais je suis à cinq minutes à pied de tout ce qui peut être intéressant » répondis-je avec un petit sourire. J'aimais bien les animations, et puisque je ne pourrais clairement pas récupérer une vue sur la mer à Paris, autant faire les choses correctement. « Et en plus j'ai vue sur la Seine, c'est plutôt pas mal » ajoutai-je en souriant. On arriva un peu trop rapidement à mon goût devant la porte de ton immeuble, et je glissai mes mains dans mes poches en te regardant l'ouvrir. « Tu... as deux secondes pour monter ? » Je souris en coin tout en te regardant droit dans les yeux. « Bien sûr. Et même plus que deux secondes » fis-je malicieusement. Puis je fis quelques pas pour me retrouver à ta hauteur. L'odeur n'était pas forcément très agréable, le McDo froid avait ses limites, mais au moins ça ne sentait pas la pisse. Et c'était déjà ça de gagné.
Je me demandais encore de quoi je pouvais bien avoir l'air. Pas d'une gamine de dix-neuf ans, sans doute - tu n'avais pas la tête du type à se laisser embarquer dans des histoires pareilles. Non pas qu'il existe un fossé entre la génération qui n'avait pas encore 20 ans cette année-là et ceux qui avaient atteint puis dépassé cet âge crucial ; non, pas de fossé, mais un cratère, un trou béant et énorme. Pas les mêmes valeurs, pas les mêmes ambitions, pas les mêmes tout court. Je devais avoir la dégaine d'une fille plus âgée, donc, avec des mimiques faussement innocentes, qui n'avait pas hésité une seule seconde à guider un bel inconnu, comme c'est romantique, jusqu'à chez elle. Parfait.
J'appris que tu étais du 4e. Le Quatrième...Notre Dame, tout ça, non ? En plein centre, et « Pas forcément au centre de l'animation, mais je suis à cinq minutes à pied de tout ce qui peut être intéressant ». Je hochai la tête, tentant vaguement de m'imaginer la vie au cœur de Paris. Le Seizième, c'est pas dégueulasse, mais c'est excentré. Très excentré. Mon monde tournait autour du Parc des Princes, de mon appartement, et de mon École. Si je m'aventurais jusque dans l'est, c'était pour dénicher le nid d'un pote croisé un soir et qui organisait une soirée. « Et en plus j'ai vue sur la Seine, c'est plutôt pas mal ». Là, j'acquiesçais derechef. Pour une bretonne, ne pas voir la mer, ne pas la sentir, c'est un peu comme si on obligeait un Lyonnais à survivre en Corse pendant une vie entière. Dépaysement, c'est la mort, c'est bizarre, ces gens sont étranges à se contenter de ça. Je connais. « Tu m'étonnes. L'eau naturelle doit manquer, au bout d'un moment. » Et puis, les trucs naturels tout court aussi. Ça, je le savais avant d'emménager - et ça ne m'empêchais pas d'aimer cette capitale de tout mon soûl.
Appartement, odeur de fast-food, proposition mêlée d'un semblant d'hésitation. Tes yeux qui s'accrochent, je rate rapidement une respiration. Oups. « Bien sûr. Et même plus que deux secondes » J'ai un sourire complice. Au moins, on sait tous les deux de quoi on parle. Tu t'avances, je suis déjà dans la cage, sourire d'excuse aux lèvres. Bon, d'accord, ça pue, mais m'excuser verbalement serait pire. Une vague d'adrénaline sportive remonte de mes entrailles quand je grimpe les escaliers. Ah oui, y a pas d’ascenseur, il est en panne. Enfin, on est sur le pas, j'ouvre prudemment, convoquant tous les dieux que je connais pour que mon coloc ne soit pas là avec sa propre proie de la soirée. « Kaeo ? » Aucune réponse, je dois retenir avec peine un soupir de soulagement. Les persiennes sont closes, la lumière blanche du couloir m'arrache les yeux. Je ferme derrière toi, balaye du regard les pièces que j'aperçois sans avoir besoin de bouger. Ça va, ça n'a pas l'air trop dérangé. Je me tourne vers toi.
J'étais un sudiste, un vrai, fier de ma région et de mes origines. J'aimais cet endroit plus que n'importe quel autre en France ou même dans le monde, quitte à être un peu chauvin. Mais je crois que c'était vraiment une belle région, j'aurais sans doute eu l'impression de ne pas être né au bon endroit si je m'étais trouvé à Paris à ma naissance par exemple. Et encore plus si j'étais né dans le nord ou un endroit du genre. Certains fuyaient leur lieu d'origine, moi j'aimais y retourner dès que possible. Et ceux qui s'amusaient de mon accent méchamment, je les renvoyais rapidement d'où ils venaient. Mais le soleil et la mer me manquaient et j'avais donc recherché un peu de ça en emménageant. Raison pour laquelle j'étais proche de la Seine. « Tu m'étonnes. L'eau naturelle doit manquer, au bout d'un moment. » Je souris avant d'acquiescer d'un signe de tête. « Tu m'étonnes » souris-je doucement en te regardant. « Par contre pour le soleil j'ai pas encore réussi à palier à ce problème » plaisantai-je malicieusement en continuant d'avancer à tes côtés. « Si t'as un bon plan je suis toute ouïe! »
On était rapidement arrivés à ton appartement, les quelques marches d'escaliers ne me faisaient clairement pas peur. Malgré mes blessures, j'avais gardé une assez bonne condition physique, sans vouloir jouer les fanfarons. Les mains dans les poches, je te suivis tranquillement jusqu'à l'intérieur de ton appartement, regardant poliment mais curieusement autour de nous. Bon le hall d'entrée ne permettait pas de livrer grand chose, mais quand même. « Kaeo ? » J'arquai légèrement un sourcil en t'entendant appeler quelqu'un, mais ne fit aucun commentaire. Je ne savais pas si tu avais un colocataire, ou plusieurs après tout. Ni même si tu as un chien, un chat, trois hamsters ou un alligator. Mais tu n'obtiens aucune réponse, et je me tournai vers toi en te rendant ton sourire. « Tu partages ton appart' avec quelqu'un? » demandai-je en te suivant jusqu'à ce que je devinais être le salon. Effectivement, j'avais vu juste. L'appartement n'était pas très grand, en même temps nous étions à Paris et à priori tu n'étais pas millionnaire, mais était vraiment agréable. « En tout cas de ce que j'en vois, ça a l'air sympa ici »
C'est là que je dois poser ma stratégie. J'ai bien envie de t'emmener directement dans la chambre, ou même, n'importe où, mais plutôt crever que de passer pour la fille en manque. On vient du bar, proposer un verre, c'est déplacé. Génial. « Tu partages ton appart' avec quelqu'un? » Je hoche la tête, retiens de justesse mes yeux, prêts à bondir au ciel. « Ouais. Enfin, il va bientôt partir. » La conversation de tout à l'heure, juste avant qu'on arrive, me reviens en tête. Une histoire de soleil. « Par contre pour le soleil j'ai pas encore réussi à palier à ce problème », avais-tu plaisanté, ce à quoi j'avais répliqué un immonde « C'est clair, regarde, on est quasiment encore en été et on dirait qu'il va pleuvoir ». « Si t'as un bon plan je suis toute ouïe! » J'avais souri. « J'crois bien que c'est foutu, pour le beau temps. »
« En tout cas de ce que j'en vois, ça a l'air sympa ici » Ta voix me fait revenir au moment présent. Je hoche la tête. « Ouais, c'est pas trop mal. » Le salon est relativement bien rangé, si on exclus les journaux sportifs étalés sur la table basse et l'odeur entêtante des fleurs de la proprio. Quelle idée de nous donner ça, elles puent atrocement. La télé est allumée, comme d'habitude, et un couple s'aspire les lèvres - plus que s'embrasser - sur l'écran. J'ai déjà vu, un film d'horreur d'une contrée lointaine, du genre, la Serbie ou la Hongrie. J'ouvre les persiennes et la fenêtre-porte en verre qui donne sur le balcon, espérant vaguement que ça évacuera les odeurs de pizza/fast-food/chinois/kebab, aka, l'odeur la moins sexy du monde.
Même problème, de toutes façons. Si je m'assoit sur ce canapé, j'en décolle plus. En même temps, ça fera très movie and chill qui se termine très généralement de la façon qu'on imagine. « Tu veux quelque chose ? », je demande, pour la forme. On verra bien.
Ainsi on arrivait chez toi, et je regardais les alentours avec un mélange de curiosité et de satisfaction. Tout semblait être bien rangé, malgré l'odeur pas forcément très ragoutante qu'on avait pu sentir dans les escaliers. Tu avais appelé quelqu'un, un garçon je supposais. Mais pas de réponse nous parvint, et j'en profitai pour te questionner afin d'en savoir plus. Après tout cela pouvait très bien être ton chat. « Ouais. Enfin, il va bientôt partir. » J'acquiesçai doucement d'un signe de tête, décidant de ne pas te questionner plus longtemps pour le moment. Dans le fond cela ne me regardait pas plus que ça. Alors j'avais continué de parler de la pluie et du beau temps. Assez triste oui, je te l'accorde. « C'est clair, regarde, on est quasiment encore en été et on dirait qu'il va pleuvoir. J'crois bien que c'est foutu, pour le beau temps. » Je fis une petite moue, après tout tu avais certainement raison. Et si je voulais du soleil je crois que je devrais quitter Paris. Malheureusement ce n'était pas possible pour le moment. Même si j'étais blessé, j'avais des cours théoriques à la con que je devais suivre un minimum. La vie était mal faite.
Contrairement à ton appartement qui avait l'air plus que bien, ce que je ne me privai pas de te faire remarquer. « Ouais, c'est pas trop mal. » Je souris en coin et jetai machinalement un regard sur les revues sportives qui se trouvaient sur la table basse. « Tu t'intéresses au sport? » demandai-je en essayant de déchiffrer les gros titres. J'étais personnellement un grand fan de football, mais comme à peu près la quasi-totalité des mâles peuplant la planète terre. « Tu veux quelque chose ? » Je secouai négativement la tête en te souriant. « Non ça va, merci » J'avais mangé avant de sortir et j'avais bu assez pour ne pas avoir soif. En avoir envie, c'était différent par contre, mais je ne voulais pas abuser de ta gentillesse. Mon regard se reposa sur toi, alors que je prenais appui avec mon coude sur le dossier du canapé et que je me tournai dans ta direction. « Ca te dérangerait si je m'allumais une cigarette? » te demandai-je tranquillement. Je ne savais pas si tu étais une fumeuse occasionnelle, et je ne voulais pas pourrir ton appartement. « Je partage, si tu veux » ajoutai-je avec un sourire en coin.
Et, comme si le karma ou quelque chose du genre voulait me rappeler que je n'étais pas cent pour cent la princesse postbad que je m'étais fait la promesse d'être, tes yeux glissent inévitablement par l'amasde magazines en tous genres. « Tu t'intéresse au sport ? » Ça, ça m'apprendra à ne pas ranger avant de sortir. Je grimace pendant que tu regardes les titres. « Mh, oui, je suis beaucoup le foot. Si j'y arrive, j'essayerai d'être journaliste sportive », je ne peux pas m'empêcher de rajouter derrière.Réponse négative à ma proposition. « Non ça va, merci. » J'ai déjà envie de ressortir. Ça devient maladif. « Ça te dérangerait si je m'allumais une cigarette ? » Je secoue la tête. « Non, fait comme chez toi. » Mais, et ma mère aurait été fière de moi si elle avait été ici et pas en bretagne en train de pleurer notre famille explosée en plein vol, je ne peux pas m'empêcher d'ouvrir la pseudo baie-vitrée, ou plutôt, la fenêtre faisant la hauteur du mur. Il paraît que l'odeur de cendre reste des semaines sur les cheveux. Je sors sur le balcon, certaine que tu suivras.
La Tour Eiffel illumine d'or les nuages amoncelés dans le ciel parisien. Tout est calme, y a pas un chat d'encore debout dans les environs. Je te laisse fumer tranquillement quelques secondes, mais je peux pas m'empêcher de te regarder. T'es sans doute possible l'un des mecs les plus canons que j'ai ramené ici. Et encore, je ne ramène que les top level. Le balcon est minuscule, on est serré comme des sardines. Tu me diras, la proprio n'a pas dû sortir souvent quand elle habitait ici. Dans tous les cas, nos peaux se frôlent dans l'air nocturne, une brise soulève mes cheveux - mais il n'y aura jamais assez de places pour que je me les attache. Un mouvement est obligatoirement dérangeant, dans cet espace tout petit. Ça arrive. Le moment crucial, fatidique, où il va falloir conclure. J'ai un frisson.
J'étais arrivé chez toi et j'étais curieux de voir comment les choses étaient aménagées. Alors certes il y avait cette odeur pas forcément très sexy dans le hall de ton immeuble, mais ce n'était pas exactement comme si c'était de ta faute. A moins que cela soit toi qui aille manger des Mc Donald dans tes escaliers à longueur de journée. Mais vu ta taille fine, j'en doutais fortement. Cela dit, il paraîtrait qu'il fallait se méfier des apparences. Passons. Tu avais un appartement agréable, et en plus tu avais de bons goûts de lecture apparemment. En tout cas, tu semblais intéressée par le sport. A moins que cela soit ton colocataire, je ne savais pas trop. Et je décidai de t'interroger, quelle meilleure manière d'en savoir plus que de poser directement la question mmh? « Mh, oui, je suis beaucoup le foot. Si j'y arrive, j'essayerai d'être journaliste sportive » Je t'offris un grand sourire en entendant cette information. Bonjour les clichés, mais les filles aimant le foot, c'était vraiment assez rare. Un peu trop à mon goût. « Sérieux? C'est cool » souris-je doucement. Journaliste sportif, c'est vrai que c'est un truc qui pouvait être vraiment intéressant. Pas le genre de métiers dans lesquels on se faisait longuement chier en tout cas.
Bref. J'avais besoin et envie de fumer une cigarette, et poli comme j'étais je te demandai si je pouvais le faire. En te proposant de te donner l'une de mes cigarettes si jamais tu avais ce vice là également. « Non, fait comme chez toi. » Je te remerciai d'un sourire, sortant mon paquet et mon briquet, avant de faire mon chemin jusqu'à la baie vitrée que tu étais en train d'ouvrir. Tu avais un balcon, mais ce dernier était petit. Tant pis, cela suffisait pour être à deux, et notre proximité ne me dérangeait franchement pas. Je souris d'ailleurs doucement en sentant ta peau frôler la mienne. Nous n'avons pas été aussi proches l'un de l'autre depuis notre rencontre il y a quelques dizaines de minutes maintenant. Nous étions proches, bien plus proches que précédemment. Et tu étais une jolie fille, tu ne semblais pas désintéressée par ma personne, tu m'avais ramené chez toi et tu ne t'étais pas enfuie en courant. Tous ces points semblaient être très positifs, raison pour laquelle je n'hésitai pas à dégager ton visage des mèches de cheveux qui te tombaient sur les yeux, avant de déposer mes lèvres sur les tiennes. Dans un baiser d'abord délicat, manière de te demander si je pouvais aller plus loin. Et ce fut le cas. Je ne saurais dire combien de baisers furent échangés dans les heures qui suivirent, mais beaucoup. Et ces baisers finirent par nous amener dans ta chambre, sous tes draps. Pour poursuivre la soirée de la meilleure des manières qu'il soit.
Une fois dehors, sur le balcon qui peine déjà à nous supporter tous les deux, j'oublie à peu près le plan de séduction de mon esprit. C'est grave, cet effet que Paris a sur moi. Un jour, ça me perdra. Mais là, ça passe. Bien que tu sois sans doute le mec le plus canon que j'ai croisé ces derniers temps, je ne suis pas franchement inquiète sur la suite des évènements.
Et cette suite, déjà écrite au moment dans le bar miteux et bondé qui me semblait si lointain, ne tarde pas. Ta main vient dégager une mèche de cheveux qui volette devant mes yeux. Elle reste là, mais c'est ton visage qui se rapproche, tes lèvres. Un baiser, d'abord si léger, si doux, que je ne prend pas vraiment conscience de ce qui se passe. Et puis, brusquement, c'est flou, rapide, je sens soudain mes draps glacés à la place de la rambarde de fer du balcon. [...]
Je ne sais ni quand ça a commencé et quand ça s'est terminé, mais dans tous les cas, le timide soleil des matins parisiens finit par arriver. Il rentre par les persiennes, dessine des lignes lumineuses sur les draps qui cachent à peine nos corps. J'ouvre les yeux, sans vraiment savoir si j'étais endormie ou pas. Je sais que, comme tous les autres, il va falloir que tu partes. Je t'observes à la dérobée pendant que tu te rhabille, et je sais déjà que t'es pas pareil. C'est bête, mais je constate déjà que je ne te regarde pas avec la même nonchalance que les autres. Il y a un échange de numéros, ces regards qui ne trompent pas. Je sais que je te reverrai, que je t'obligerai, même, à me revoir. Désolée, beau gosse, je te laisserai pas partir comme ça. J'ai un sourire.
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