Tu pousses la porte de ce bar et déjà les effluves d'alcool t'emplissent les narines et te plongent dans un monde infiniment plus doux, d'après toi. En dernier, tu t'es beaucoup paumé dans ce genre d'endroit, à chercher un peu de réconfort en voyant des gens dans le même état que toi. Mais c'est toujours le même refrain. Tu sais qu'après avoir évité encore une fois tous les appels de ta tante, le week-end va être rude. Elle va te faire payer pour toute ton insolence, comme elle dit. A croire que tu vas devoir t'excuser de profiter du peu de liberté que l'université t'offre. Si elle te voyait accoudé à ce bar, près à commander ton premier verre, le premier d'une longue série, elle te balancerait à quel point tu es minable, irrécupérable. Idiot, couillon, connard. Elle en aurait surement des mots à utiliser sur toi, à te voir ainsi. Mais tu en profites, parce que tu sais que dans quelques verres, tu seras à peine capable de te rappeler de ton prénom, et c'est ce dont tu as besoin. Tu es déjà venu ici de temps à autres depuis la rentrée mais la serveuse qui s'y trouve n'était pas là ces fameuses fois. Et, bien que tu sois totalement gay, tu ne peux t'empêcher apprécier les cadeaux que la nature lui a fait. Elle n'est vraiment pas mal et tu ne te doutes pas que chaque jeune homme normalement constitué qui passe cette porte n'a aucun soucis à poser son regard sur elle. Mais toi, t'es en rien "normalement constitué", pour commencer. Et surtout, t'es trop paumé pour te concentrer sur des courbes masculines, alors encore moins féminines. Tu ne peux t'empêcher de penser à ce qui va te tomber dessus quand tu franchiras la porte, vendredi soir. Alors, tu relèves simplement le regard vers elle et, t'es tellement à côté de tes pompes que c'est dans un accent parfaitement anglais, ta langue maternelle, que tu lui annonces : « I'd like a vodka, please. » T'es même pas foutu de te rendre compte, qu'ici, c'est Paris. Qu'elle ne va surement pas piper un mot de ce que tu viens de lui dire, sauf peut-être vodka. C'est international, ce mot. Et puis, quand il s'agît d'alcool, tout le monde se comprend, après tout. Le point positif, c'est que ton parfait accent anglais te permet de te fondre dans la masse. Personne ne risque de se douter que tu n'es qu'un minable français, à côté de la plaque après une journée bien trop longue. En réalité, tu ne t'es même pas rendu compte de ce que tu viens de lâcher. Dans ton cerveau, tu as formulé la phrase la plus normale du monde et t'attends simplement qu'elle lance le début de la tournée. En plus de ça, tu ne peux t'empêcher de penser que tu vas encore une fois te bourrer la gueule seul ce soir. Cette foutue manie qu'à Dawn d'être toujours occupée ailleurs quand t'as besoin d'elle. Mais d'un côté, tu en es un peu soulagé. Ce n'est surement pas ce soir que t'as besoin de ses discours moralisateurs sur l'alcool, ses méfaits et le fait que tu en abuses beaucoup trop. Pourtant, rien qu'à regarder dans ce bas, tu vois bien qu'il y a bien pire que toi. Il est seulement vingt et une heure et certains tiennent à peine debout. Sans parler de ceux qui comatent, à moitié allongé sur la table. Tu es plutôt fier de ton état, pour une fois.

Quand tu l'entends te répondre en anglais, t'en viens à te demander si elle est pas tarée, et t'es même à deux doigts d'exprimer cette pensée à voix haute. Mais tu te rattrapes de justesse lorsqu'elle précise qu'elle n'a pas l'habitude d'entendre parler anglais par ici. Merde. T'étais pourtant sur d'avoir balancé ta commande en français. T'as vraiment besoin de sommeil, décidément. Alors tu te redresses et t'essayes de lui adresser un sourire assez convaincant. Pas que tu ne saches pas sourire, simplement que ce soir n'est pas une soirée qui se prête à ça. « Excusez-moi, j'étais pourtant sur d'avoir commandé dans la bonne langue. » Un nouveau sourire, mais bien réel cette fois. Tu ne peux pas t'empêcher de penser que ton père serait heureux de te voir faire honneur à tes origines comme ça. Malheureusement, c'est un sujet tabou et tu te renfermes rapidement sur toi même, rien que d'y penser. « Mais je prendrai bien des glaçons avec, oui, s'il vous plait. » Tu ne sais pas vraiment quoi répondre quand la jeune serveuse fait référence à ton accent. Tout ce que ça fait remonter en toi, c'est le nombre d'heures que ton père et toi avez passé dans son pays natal, toutes vos conversations que ta mère, cette garce, avait du mal à suivre parce qu'elle ne pipait pas un mot de cette langue. Elle disait que c'était une pure folie de s'intéresser à autre chose qu'au Français.  Tu lui adresses malgré toi un petit sourire. Ta journée a certes été merdique, mais tu ne peux pas te défouler sur cette pauvre serveuse qui ne t'a rien fait. Alors, tu te dis que tu peux très bien lui donner des explications tout en restant plutôt vague. « Oui, j'ai de la famille qui vit là-haut, ça me permet d'avoir pas mal d'entraînement. » Comme ça, ça t'évite de dire que la seule personne qui ait daigné t'apprendre cette langue et cette culture a perdu la vie il y a peu de temps, même si ça te semble une éternité. Tu préfères que les gens imaginent que, si tu te mets la tête à l'envers presque tout les soirs, c'est pour un foutu chagrin amoureux.

Au fond, c'est pas totalement faux. C'est pas vraiment un chagrin, en fait. Tu n'as jamais touché cette personne et c'est à peine si tu acceptes de lui adresser la parole. Mais Elwyn est bien présent, à chaque fois que tu sors de cours, que tu atteins ta voiture, que tu rejoins ta chambre universitaire. Tout le temps. C'est pas qu'il t'attire, c'est que tu sais pertinemment que tu ne peux pas le laisser s'engager là-dedans. Il est adorable. Même si les termes corrects seraient "adorablement con", mais adorable. Tu ne peux pas le laisser croire que ta vie est géniale, que ce que tu fais chaque soir c'est t'amuser. T'essayes juste d'échapper à la réalité dès que tu le peux, dès que tu n'es pas chez eux les week-end. Et il n'a pas besoin d'être mêlé à ça. Alors, tu te rends compte qu'il va te falloir encore plus de courage pour affronter ça. Avec un nouveau sourire à la serveuse, tu te redresses légèrement sur ton tabouret. « Vous pourriez m'en mettre directement un deuxième avec, s'il vous plait? Je crois que ça s'impose, ce soir. » Avec un coup d'oeil autour de toi, tu peux bien constater que tu n'es pas le pire ici. Tu auras quitté cet endroit avant d'être dans le même état qu'eux, parce que tu sais être discret. De toute façon, tu n'as pas le choix. Si ta tante t'attrapait avec un coup dans le nez, tu n'en donnerai pas cher de ta vie. Alors tu connais les bonnes adresses pour passer inaperçu, mais aussi pour avoir quelque chose de plus fort à consommer. Après un certain temps, l'alcool est tellement inutile que c'est juste une entrée, un avant goût de ce qui t'attends le reste de la nuit.