Alice préférait ignorer la technologie plutôt que l'apprivoiser. C'était une évidence, et elle s'en sortait très bien. Elle n'avait pas d'ordinateur, se servait rarement de son téléphone portable datant de l'an 2000, et ne regardait jamais la télévision, en dehors des soirées films avec des amis. C'était indéniable, elle détestait les écrans et les smartphones et les gens qui ont les yeux rivés sur leurs téléphones à longueur de journée. Ou du moins, elle ne les comprenait pas. On s'était souvent moqué d'elle et de son incapacité à ouvrir un document sur un ordinateur, ou de sa réaction mémorable à l'énonciation de Twitter. Twitter, oui je connais. Je crois. C'est un truc sur internet non ? Bah j'ai pas. Non, elle n'avait pas Twitter. Instagram, facebook, snapchat ne faisaient pas partie de son vocabulaire, puisqu'elle accrochait les photos qu'elle prenait dans sa chambre et qu'elle parlait plutôt que de taper sur un clavier. C'était plus simple, plus vivant à ses yeux. Alors, lorsqu'elle s'était retrouvée dans un lieu public, l'ordinateur portable d'Anaïs ouvert devant elle, incapable de savoir ce qu'elle était entrain de faire, elle hésita entre se maudire d'avoir eu cette idée de génie, ou bien se lancer, peu importe l'humiliation – aux yeux des autres, car elle, elle se fichait bien de passer pour une arriérée, elle avait l'habitude.
C'était la première fois qu'elle posait les pieds dans ce café, et les odeurs mélangées lui avaient chatouillé les narines lorsqu'elle avait poussé la porte. Elle aimait bien ce genre d'endroit – ce qui n'était pas extraordinaire pour Alice, puisqu'elle trouvait du positif même dans les rues malfamées de Paris. Elle gigotait sur sa chaise, les doigts croisés sous son menton, fixant l'écran qui tardait à s'allumer. Elle était sûre, pourtant, d'avoir appuyé sur le bouton. Elle patienta, une, deux, huit secondes. Appuya sur la touche de démarrage de nouveau, et attendit encore. - Victoire ! Elle sourit, ignorant les quelques regards intrigués des trois malheureux clients qui s'attardaient au café. La lumière de l'écran éclaira ses traits joyeux, puis elle s'assombrit, s'éteignant totalement. - Mais non ! Elle fit la moue, appuyant frénétiquement sur le bouton de démarrage. Rien. Elle souffla, fixant son reflet dans le noir de l'écran. - Hm, s'il vous plaît ? Elle s'adressait au serveur, qui passait par là. Elle sourit, alors qu'il dégainait son air de preneur de commande. - Je prendrais un thé s'il vous plaît. Et puis, après une demi-seconde de pause, elle ajouta : - Et aussi, vous savez vous servir de ce genre de truc ? Elle désigna d'un geste vague du doigt la machine posée sur la table. - Il ne s'allume pas. Enfin il s'est allumé, techniquement, pendant genre deux secondes, et ensuite, plus rien. C'était sans doute la batterie, car elle n'avait pas branché le chargeur en arrivant, pourtant Anaïs lui avait précisé que « la batterie ne tenait pas », avant qu'elle parte. Mais Alice s'était contenté de hocher la tête, sans avoir réellement compris de quoi il s'agissait. Et si c'était bien la batterie, elle n'en avait absolument aucune idée.

C'est pourtant pas compliqué. Alice avait tant entendu cette phrase qu'elle n'y faisait même plus attention. C'est quand même bien pratique, et puis il faut vivre avec son temps. Alice ne vivait pas avec son temps. Alice ne vivait pas avec internet, un smartphone et un gps. Si elle était perdue, elle demandait son chemin à quelqu'un. Si elle avait besoin d'un billet de train, elle allait à la gare. Sauf lorsque la gare la renvoyait chez elle, en lui disant de réserver sur internet. Elle avait lancé un regard presque mauvais à la guichetière, qui avait à peine pris le temps de lever les yeux vers elle. C'était dingue, cette manie qu'avaient les gens de tout faire par internet. Alice, elle voulait du contact, du concret, du palpable. Des voix et des yeux. Pas une machine devant elle, seule dans son appartement. Alors, elle avait décidé que oui, elle ferait l'effort d'utiliser un ordinateur. Mais ce qu'elle refusait, c'était de s'enfermer chez elle. Elle avait foncé dans le premier café, avait hélé le premier serveur qui passait par-là. C'était ça, le contact humain. Pourtant, le serveur en question avait l'air mal à l'aise. Elle, elle était d'une légèreté déconcertante. Chaque personne est ton égal, avait écrit son père dans le carnet qu'elle gardait précieusement avec elle. C'était passé comme une lettre à la poste, et de ses grands yeux curieux et expressifs, elle ne s'était jamais sentie mal à l'aise face à quelqu'un. Un être humain, qu'il soit laid, beau, riche, pauvre avait la même importance aux yeux d'Alice. - Je vous apporte votre thé et je regarde ça... Il en bégayait presque, fuyant son regard alors qu'elle lui souriait gaiement. - Merci. - Et oui... Je... Je m'y connais plutôt en... en ordinateur... Elle soupira de soulagement, son sourire s'élargissant à vue d’œil. - Sérieux ? Oh, génial. Il était son sauveur, elle en aurait presque eu envie de lui sauter au cou, mais ne voulait pas risquer de l'effrayer. Son regard allait de l'écran éteint aux quelques visages présents dans la pièce, tandis que le serveur préparait son thé. A vrai dire, elle avait commandé simplement parce qu'elle n'était pas sûre d'avoir le droit de rester ici sans consommer. Elle le remercia lorsqu'il déposa la tasse fumante devant elle, et l'observa tirer la chaise en face. Il avait les traits fins, les yeux timides, et c'en était adorable. - Il marche bien d'habitude ? C'est la première fois qu'il plante comme ça ? Il parlait à voix basse, d'un ton fluet et mal à l'aise. Alice, elle, avait la voix qui portait. C'était sans doute son assurance, elle ne criait pas, mais ne chuchotait que lorsqu'elle y était obligée. Elle haussa les épaules. - J'en ai aucune idée, c'est celui de ma coloc. Elle ne l'aidait pas, sans doute, mais elle ne pouvait pas lui mentir. - Vous l'avez chargé avant de venir ? Votre batterie est peut-être tout simplement vide ? Elle avala sa gorgée de thé chaud, fit les gros yeux puis fronça les sourcils. - Heu, bonne question. Je l'ai pris et je suis partie. Puis, plus pour elle-même, elle ajouta : - C'est peut-être ça qu'Anaïs m'a dit avant que je ferme la porte… Elle grimaça, et fouilla dans son sac pour trouver le câble, qu'elle tendit au serveur. - J'ai pas l'habitude, des ordinateurs. Je suis plutôt livres et crayons, si tu vois ce que je veux dire. Elle rit doucement, tenant fermement sa tasse entre ses mains. - Je dois réserver un billet de train pour dans deux semaines, je suis allée à la gare, ils m'ont dit de le faire par internet. Et à vrai dire, j'ai aucune idée de comment ça marche. Elle secoua la tête. Elle avait conscience qu'à son âge, tout le monde savait utiliser un ordinateur. Mais elle non. Et à vrai dire, elle n'en avait pas l'intention.

C'était marrant, cette façon qu'il avait de fuir son regard, comme si à l'instant où leurs pupilles se croiseraient, il risquait de disparaître pour toujours. Comme si Alice était un danger à éviter, à tout prix. C'était presque mignon, à vrai dire, même si la jeune femme avait toujours trouvé ça pénible de voir des gens si timides qu'ils en oubliaient de vivre. Elle avait de la compassion, presque, pour le jeune barman qui s'affairait sans un mot – seulement des hochements frénétiques du crâne – à l'aider avec ses problèmes d'ordinateur. Alice avait l'habitude, de faire la conversation toute seule. En général, c'était elle qui l'animait de ses questions incessantes et de ses anecdotes et souvenirs. Pourtant parfois, elle se taisait. Simplement. Elle avait ce besoin d'arrêter de parler, à certains moments, comme si tout ce qu'elle pouvait dire n'avancerait à rien, comme si elle n'avait plus besoin de parler pour dire. Son père pensait que c'était une qualité, certains pensaient juste qu'elle était bizarre. Elle parlait, parlait, parlait puis brusquement, elle se taisait et pour elle, il n'y avait rien de gênant à ça. Juste le silence, naturel, impromptu, mais nécessaire. Alors c'est en silence qu'elle l'observa brancher l'appareil à l'électricité, ne se sentant aucunement gênée de ne pas y avoir pensé avant. - Je… je vais vous aider alors… Elle se redressa dans un sourire presque gigantesque, qui aurait pu avaler tout cru le petit brun. - Cool ! Merci. Elle n'avait jamais honte Alice, ni de ses questions, ni de ses silences, ni de ce qu'elle ne savait pas. Elle était parfaitement consciente que la plupart des gens de son âges, et plus jeunes encore, savaient comment commander des billets de trains sur un ordinateur. Mais elle, non. Et elle n'y voyait aucun problème. - C’est… tellement étrange de… enfin… vous savez, notre génération est très calée niveau technologie et… mince pardon, j’veux pas vous vexer. Elle rit, de son rire franc et honnête. - Pas de problème, vous êtes pas le premier à me le dire. Elle se pencha un peu en avant pour tenter de regarder l'écran de l'ordinateur, et cru l'entendre s'excuser. Elle ne releva pas, parce qu'elle lui avait déjà dit que ce n'était rien. - Je crois que… c’était ça le problème… Il tient plus la charge… les batteries ça… ça lâche après quelques années… Elle remarqua les efforts qu'ils faisaient pour éclaircir sa voix, et ça lui fit plaisir. Après tout, il avait l'air sympathique, alors autant discuter. - Rien de très grave alors ? Tant mieux. Elle m'aurait tuée si j'avais fait quelque chose à son précieux ordinateur. Elle ne voulait pas l'avoir bousillé, ces machines coûtaient un bras et un œil, et elle savait qu'Anaïs en avait besoin. Elle bu une longue gorgée de thé, comme pour lui laisser le temps de respirer. - Ça fait longtemps que vous travaillez ici ? C'est la première fois que je viens, c'est sympa, j'aime bien. Elle sourit, se demandant bien comment un homme aussi peu sûr de lui pouvait survivre en tant que serveuse. Elle connaissait bien le milieu, parce qu'elle pratiquait le même métier – si on pouvait appeler ça un métier, il s'agissait plutôt pour Alice d'un job temporaire. Elle, elle n'avait aucune problème. Le contact avec les gens, c'était ce qu'elle aimait le plus au monde. Elle avait cette facilité déconcertante d'être avenante, souriante, elle engageait la conversation avec n'importe qui, n'importe quand. Et elle adorait ça. Mais lui, il paraissait si fragile, si fuyant, les épaules courbées et la voix hésitante, qu'elle ne pouvait qu'admirer sa force pour mettre de côté sa timidité et faire son travail. - C'est pas trop dur, ici ? Je suis serveuse aussi, pas dans le même type d'endroit mais quand même. On peut vite être débordés, j'espère que je ne vais pas vous faire perdre de temps. C'était sans doute plus de la politesse qu'autre chose, car au vu du nombre de clients présents, qu'elle pouvait compter sur une main, il ne croulait sans doute pas sous le travail. Elle posa sa tasse pour lui tendre une main enthousiaste. - Au fait, je m'appelle Alice.

Ils étaient deux opposés, presque les deux faces d'une même pièce. Pourtant, ils n'avaient pas guère de différence d'âge. Il devait avoir vingt ans, elle en avait vingt-cinq. Alice savait qu'elle était d'une sociabilité hors pair, et elle avait rencontré des timides, des pas à l'aise, des gênés. Mais lui, c'était différent. Il était fermé, comme une coquille, et ça rendait Alice curieuse, de savoir pourquoi, comment. Elle pouvait presque voir le choc entre leurs deux personnalités tant c'était évident. Il avait l'air adorable, pourtant, gentil et serviable, concentré comme rarement elle avait vu quelqu'un se concentrer sur l'écran de son ordinateur. Son malheur à elle semblait faire son bonheur à lui, et elle se dit que peut-être c'était le destin qui avait fait que leurs chemins s'étaient croisés. Il était à mal à l'aise avec les gens, mais pas avec les ordinateurs. Et Alice, c'était tout l'inverse. Ils étaient faits pour se trouver, peut-être. Il n'était pas bavard, non plus, et la brune ne pouvait s'empêcher de parler, comme d'habitude. Elle faisait un monologue, presque, lui hochant simplement la tête pour confirmer on infirmer ses propos. Mais elle ne perdait pas espoir, il parlerait, elle le savait. Quelques mots, encouragés par un sourire d'Alice, son regard curieux et sincèrement intéressé, elle posait des questions et patientait, jusqu'à ce qu'il prononce une phrase entière. - Je comprends, c'est jamais facile de courir partout d'un client à l'autre. Elle rit doucement, aussi doucement qu'elle le pouvait, de peur de l'effrayer peut-être par ses manières un peu trop directes. Mais Alice était Alice, et elle n'avait pas l'intention de changer du tout au tout. Adapter son caractère trop facile, c'était envisageable. Mais jamais trop longtemps, elle oubliait souvent qu'elle pouvait brusquer les gens autour d'elle. - C'est un peu spécial, l'endroit où je travaille. C'est une sorte de café littéraire, mélangé à une brasserie. Ce sont deux établissements qui ont fusionné il y a quelques années. Mais c'est sympa, surtout que je peux toujours être entourée de livres. Elle sourit, son amour pour les livres rayonnants de ses yeux verts. Il serra sa main avec une douceur qui la surprit, alors même qu'elle ne s'attendait pas au contraire. Il était une petite chose fragile et douce, et Alice se demanda s'il avait toujours été comme ça, et surtout, surtout, s'il avait quelqu'un pour le protéger. - Daehyun ? C'est joli, c'est de quel origine ? Elle adorait les cultures, les langues étrangères, Alice, les avait même étudiées pendant un certain temps, dans un double-cursus qui mélangeait langues et droit. Ça avait été une charge de travail phénoménale, et aux yeux de beaucoup, inutile. Elle avait perdu quatre années de sa vie, disaient-ils. Tout ça pour finir serveuse. Mais ça lui convenait, à elle, elle voulait toucher à tout, voir, apprendre, savoir et découvrir. Et tant pis si elle passait à côté d'une grande carrière dans le droit international. Ça n'avait jamais été son but.
Elle le vit rougir, et l'observa un instant avant de se concentrer elle aussi sur l'écran de l'ordinateur, sur lequel était affiché le site web de la SNCF. Elle fronça les sourcils, concentrée, hochant la tête à ses explications. Elle voulait faire l'effort de retenir tout ce qu'il lui disait, sans raison particulière, puisque dans tous les cas, elle continuerait à se rendre au guichet directement pour acheter ses billets de train. Et dans le pire des cas, elle ferait du stop. Elle sourit avec bienveillance lorsqu'il bafouilla, lui proposant de taper elle-même sa destination et toutes les informations nécessaires. Elle accepta, parce qu'il avait raison en affirmant qu'elle pourrait avoir besoin de le refaire, à un moment ou à un autre, quand la dame du guichet la renverrait de nouveau sur les roses. - Ok ok, je vais essayer. Elle tira doucement l'ordinateur vers elle, et posa ses doigts sur le clavier. - Donc là, je tape la destination. Toulouse, énuméra-t-elle en tapant maladroitement les lettres. Elle n'avait pas l'habitude, c'était évident, même si elle le lui avait caché, il l'aurait compris en la voyant aussi lente et attentive à ses gestes. - Toulouse, ok c'est bon. Elle y partait pour quelques jours, pour voir de la famille, et rendre visite à son père, déposer quelques fleurs sur sa tombe, faire le tour du quartier de son enfance. Elle n'y était pas revenue depuis deux ans maintenant, et ça commençait à lui peser. - La date de départ… Le vingt-six novembre. L'heure, hm, excellente question. Le matin plutôt. Elle parlait à voix haute, sans s'attendre à quelconque réponse de la part de Dae, mais simplement parce qu'elle avait la manie de penser à voix haute, sans arrêt. Et puis, ça lui évitait de prolonger un silence qu'elle n'aimait pas, car Dae avait décidément besoin de parler. Elle entra l'heure de départ et cliqua sur « rechercher ». - Voilà, c'est fait. Elle sourit, pas peu fière, et lui lança un regard enthousiaste en repoussant l'ordinateur vers lui. Le reste, elle préférait qu'il le fasse. Pour deux raisons simples : il avait l'air de se détendre lorsqu'il était concentré sur l'écran, et elle risquait de faire une bêtise si elle touchait trop longtemps la machine. - Tu viens de Paris ? Elle parlait spontanément, curieuse et polie. Il savait qu'elle venait de Toulouse, il avait certainement fait le rapprochement entre sa ville de destination et son accent assez prononcé. Mais elle, elle ne savait pas grand-chose de lui. Et ça n'était pas acceptable, pour Alice Demoulin.