Ça m'arrive pas souvent. Depuis que j'ai débarqué à Paris, je suis toujours occupée. Un devoir à rendre, quelqu'un à voir, mon frère à chercher, et même quand je suis désœuvrée, il y a toujours quelque chose à faire dans ma ville. Et là, théoriquement, je devrais être dans mon appart, à plancher sur un gros devoir à rendre. Un article à écrire, sur un aspect pas souvent évoqué de Paris. Deux jours entiers que je suis dessus, devant mon ordinateur. J'ai écrit quatre mots : ARTICLE DE EMMA LECOMTE. Syndrome de la page blanche chez une future journaliste, jamais entendu parler. Et je suis en plein dedans.

Du coup, comme à chaque fois que je galère, je suis sortie. J'ai embarqué mon sac à main, un carnet de note, et c'est tout. J'ai pris au pif le métro, et j'ai fini par atterrir à Montmartre. C'est presque carrément à l'opposé de mon 16e arrondissement, mais ce n'est pas la première fois que j'arrive ici. Je marche en prêtant plus d'attention à la musique dans mes oreilles qu'à ma direction, et je finis par m'arrêter. Les néons sont éteints et l'endroit ne vit pas encore, lui qui est nocturne, mais c'est le Moulin Rouge.

Le Moulin Rouge... Je hoche la tête, essayant de me convaincre moi-même. De toutes façons, je n'ai rien d'autre. Je serai sans doute la seule à faire un sujet sur ce lieu. J'ai un sourire satisfait, et je regarde autour de moi. C'est désert, mais il faut que je trouve quelqu'un. Je n'y connais rien, moi.

J'attends dix minutes, m'en donne encore cinq. J'ai fait trois fois le tour du pâté de maison, personne d'intéressant pour mon article. Je me stoppe net. Une rousse s'avance vers le Moulin Rouge. J'attends un millième de secondes, mais y a aucun doute, elle va entrer. J'accoure discrètement en me félicitant d'avoir mis mes converses. Mes talons hauts auraient été atroces. « Mademoiselle ! »

Aujourd'hui, Janelle se réveille en retard. Elle qui déteste ça. Elle n'en a pas l'habitude, car la plupart du temps, quand elle rate son réveil, il y a Aymeric, son meilleur ami et colocataire, pour venir la réveiller plus ou moins en douceur selon son humeur. Heureusement que la jeune femme à son meilleur ami pour palier à ses défauts, mais il y a des jours comme celui-ci, où il n'est pas là, et elle ne peut compter que sur elle-même. Et bien évidemment, ça ne rate pas, elle est à la bourre. « Et le réveil de secours Aym !! Tu me mets toujours un réveil de secours quand tu n’es pas là... Tu sais que je galère toujours à me réveiller. » Le jeune homme se met à éclater de rire à l'autre bout du fil, ce qui met la rouquine en rogne. « C'est ça, fout toi de ma gueule. Tu vas me le payer Aym. » Elle est déjà en train de réfléchir à ce qu'elle va bien pouvoir lui faire pour se venger. Mais son meilleur ami lui explique qu'il le lui a mis et qu'elle a probablement aussi raté ce réveil-là. Janelle ronchonne un peu, mais finit par rire d'elle-même en compagnie du garçon. « Bon je raccroche, il faut que je me prépare. Tu passes me voir ce soir ? » Aymeric lui promet de venir, elle sourit et raccroche pour filer à la salle de bain.

Une heure plus tard, elle ressort, douchée, habillée, maquillée. Elle prend toujours le temps de prendre soin d'elle. Elle a beau avoir parfois un caractère de garçon manqué, elle n'en reste pas moins ultra féminine. Elle aime se mettre en valeur, c'est important pour elle, pour son bien-être. Il lui reste encore à prendre ses affaires pour les répétitions, les mettre dans son sac de sport, des fruits, une grande bouteille d'eau. C'est bon, elle peut enfin partir de l'appartement pour se rendre au Moulin Rouge. Elle a pas mal de trajets en métro pour traverser la capitale entre chez elle et le dix-huitième arrondissement, ça la soûle un peu, mais elle n'arrive pas à se résoudre à passer le permis, elle flippe de conduire ici, alors elle préfère se contenter des transports en commun.

En sortant du métro, Janelle se met à courir pour ne pas être trop en retard, sous peine de s'en prendre plein la tête. Le retard n'est que peu toléré, comme sûrement dans la majorité des boulots. La pauvre se fait bousculer par un type qui a l'air encore plus pressé qu'elle. « Pardon c'est pour les chiens ? Pauvre type. » La jeune femme depuis toujours n'a aucune retenue, ni barrière, elle dit les choses exactement comme elle les pense, sans se soucier des conséquences que cela peut avoir. Aucune réponse évidemment, le gars a déjà disparu. Tant pis, pas le temps de chipoter avec ça, elle reprend son chemin, mais se fait interpeller peu avant d'entrer dans l'établissement où elle se produit depuis plusieurs années maintenant. La rouquine n'a pas vraiment le temps, mais tant pis, elle est quelqu'un de poli, alors elle s'arrête quand même. « Oui. Je peux vous aider ? » JJ ne peux s'empêcher d'observer cette jeune femme qu'elle ne connait pas, intriguée de s'être fait interpeller de la sorte.

Je rattrape la rouquine, lui adresse un sourire confiant. C'est le moment de faire parler mon jeu. Je ne la lâche pas du regard, prend un air complice, comme si je ne me demandais pas comment on pouvait travailler dans un tel endroit. « Bonjour, désolée, vraiment, de vous déranger. Vous avez quelques minutes ? » Je n'attends pas vraiment la réponse. « Je suis étudiante, et je dois faire un article sur Paris. J'ai tout de suite pensé au Moulin Rouge. » Je regarde sa réaction en coin. Si elle ne peut pas se douter que c'est un mensonge, elle ne doit pas croiser tous les jours des gens qui pensent à son job, quel qu'il soit, quand on leur dit "paris". « Et j'ai vu que vous alliez y entrer. Vous travaillez ici ? » Je sais que je suis sûrement en train de la déranger, en fait. Elle doit avoir autre chose à faire que de répondre aux questions d'une étudiante du seizième. Super, elle se laissera sans doute plus rapidement tirer les vers du nez.

Je me félicite encore d'avoir une tenue adéquate. La rousse doit avoir dans les vingt-cinq ans, et donc, elle doit me prendre pour une gamine inoffensive. Je n'ai qu'un sweat et un jean déchiré, prototype personnifié de l'ado. Pas le genre à poser des questions dérangeantes, plutôt à se laisser impressionner par des femmes plus âgées. C'est pile ce qu'il faut. Elle ne doit surtout pas imaginer que je pourrai sortir des phrases de leur contexte, ou que j'enregistre tout sur mon portable, par exemple. Bon, ça, c'est une question pratique - une question pratique que j'avoue rarement, les gens détestent être enregistrés, je l'ai appris à mes dépends.

C'est bien la première fois en cinq années de travail au Moulin Rouge, qu'elle se fait interpeller avant d'entrer. Généralement, c'est plutôt après les représentations que cela arrive et majoritairement, ce sont des hommes qui cherchent à l'aborder. Alors forcément, ça attise la curiosité de Janelle, de voir une fille, qui a le look d'une ado, venir lui parler. Comme elle est curieuse, elle s'arrête et lui répond poliment, l'invitant à s'exprimer. La rouquine s'apprête cependant à la question de la demoiselle à lui dire que malheureusement, non, elle n'a pas quelques minutes à lui accorder, qu'elle est déjà plus ou moins en retard, mais elle se coupe dans son élan quand elle entend la raison qui a amené la jeune fille à lui parler. « Effectivement, je travaille ici. Je suis danseuse. » JJ hésite encore quand même à lui accorder cette entrevue, elle est vraiment à la bourre, mais en même temps, ce n’est pas tous les jours qu'on voit des jeunes étudiants s'intéresser à la vie du Moulin Rouge. « Bon, vu que je n’ai pas vraiment le temps, de prendre le temps, si toi tu en as un peu devant toi, viens suis moi. Tu me poseras tes questions pendant que je me prépare, et comme ça tu pourras voir un peu l'envers du décor aussi. Par contre, je ne te promets pas que mes supérieurs accepteront, donc je ne peux garantir à cent pour cent ce que je viens de te proposer, mais on va tenter. » La danseuse offre un sourire sincère à la demoiselle avant de lui tendre sa main. « Moi c'est Janelle, dite Luna ici. »

Une fois la présentation faite, elle se dirige vers la porte, l'ouvre et attend que la miss pénètre à l'intérieur du bâtiment avant de la refermer soigneusement derrière elles. « Tu m'attends là deux minutes, je vais aller demander si ta présence ne dérange pas et je reviens te chercher. » Janelle lui adresse un clin d'oeil et laisse la jeune femme seule un instant dans le corridor qui mène vers les loges. D'abord réticent, son chef finalement cède devant la plaidoirie de sa danseuse qui sait se révéler plutôt convaincante quand elle le veut. Elle se dépêche de retourner auprès de l'étudiante. « C'était pas gagné d'avance, mais il a fini par dire oui. » Et voilà la rouquine en train de sautiller sur place et de frapper dans ses mains comme une gamine surexcitée à l'approche de Noël. Elle attrape la miss par la main, et l'attire avec elle vers les loges et lui prépare un tabouret près de sa coiffeuse pour qu'elle puisse être à l'aise aussi, le temps qu'elle sera là et lui posera ses questions, pendant qu'elle-même sera en train de se préparer pour les représentations du soir. Oui, aux pluriels, comme souvent, il y a deux shows d'affilés par soir. « Tu veux quelque chose à boire ? Un verre d'eau ? » Elle veut se montrer accueillante, mais est un peu obligée de cibler sur l'eau, parce qu'elle n'a en réalité pas vraiment autre chose à lui proposer. « Alors, on commence par quoi ? » Dit-elle sur un ton enjoué, alors qu'elle ôte sa veste et pose ses affaires à son emplacement attitré.

Mon numéro fonctionne comme rarement. « Effectivement, je travaille ici. Je suis danseuse. » Danseuse ! La perf' de l'année. De toutes évidences, elle n'a pas le temps. Pourtant, elle finit par craquer. « Bon, vu que je n'ai pas vraiment le temps, de prendre le temps, si toi tu en as un peu devant toi, viens suis moi. Tu me poseras tes questions pendant que je me prépare, et comme ça tu pourras voir un peu l'envers du décor aussi. Par contre, je ne te promets pas que mes supérieurs accepteront, donc je ne peux garantir à cent pour cent ce que je viens de te proposer, mais on va tenter. » Alors là, c'est inespéré. Je ne m'inquiète pas plus que ça des supérieurs qui pourraient refuser. Je me suis déjà incrustée dans des endroits plus mal famés et mieux gardés que le Moulin Rouge, ça devrait pas être un soucis. Elle me tends la main avec un joli sourire. « Moi c'est Janelle, dite Luna, ici. » Ça, c'est joli. Je serre sa main, avec le même sourire scotché sur le visage. « Emma. »

Je la suis dans le bâtiment. Elle ferme derrière moi, et m'abandonne. « Tu m'attends là deux minutes, je vais aller demander si ta présence ne dérange pas et je reviens te chercher. » Un clin d’œil, et elle s'échappe. Je sors mon portable et prends quelques photos. Cet endroit est trop beau. Tout est trop beau, dans cette ville. Quand elle revient, j'ai repris ma posture. « C'était pas gagné d'avance, mais il a fini par dire oui. » Je souris. « Super ! Merci beaucoup. », je lâche. Elle a l'air ravie que je sois là. Les loges sont à tomber, et je m'assoit sur le tabouret qu'elle me montre. Je sors un carnet et un stylo quatre couleurs, impatiente à l'avance. « Tu veux quelque chose à boire ? Un verre d'eau ? » Je secoue la tête. « Non, merci, ça ira pour moi. » Je toussote pour éclaircir ma voix. « Alors, on commence par quoi ? » Elle enlève sa veste en même temps que je réfléchis. On a quelques questions type, mais si je veux me démarquer, faut que j'innove. Néanmoins, je dois avoir l'air de maîtriser à cent pour cent ce que je fais, c'est cuit, sinon. « Vous pouvez me parler de votre travail de danseuse ? Comment ça se passe, tout ça... » Le tremplin de départ, j'enchaînerai après. Je savoure déjà ma note.

La danseuse ne sait pas vraiment pourquoi la présence de l'étudiante en journalise la met dans un tel état d'excitation, mais elle trouve cela chouette que son métier intéresse quelqu'un. D'autant que contrairement à d'autres ici, Janelle y est par choix. Ca toujours été son rêve à elle de devenir danseuse dans un cabaret de prestige. Certes, elle aurait sans doute préféré le Lido, mais le Moulin Rouge, ça lui convient très bien aussi. Alors pouvoir parler de sa passion, de son métier, ça l'enchante, peut-être plus que ça ne le devrait, mais ça, elle s'en fiche. Et puis, qui sait, cet article, même si c'est pour un journal étudiant ou autre, ça pourra peut-être faire un peu de publicité pour leur spectacle en cour, auprès d'une clientèle qui n'est pas habituée à fréquenter ce typer de lieu. Bref, Janelle ne voit que du positif ressortir de cette entrevue, alors aucune raison de ne pas s'en enthousiasmer.

La jeune femme assise sur le tabouret à côté d'elle refuse poliment sa proposition, ce dont la rouquine ne se formalise pas. Elle n'est pas du genre à s'encombrer avec des politesses, elle ne veut rien boire, c'est son choix, elle ne va pas lui forcer la main pour jouer l'hôte parfaite. « Pas de soucis. » Janelle embraye directement pour entrer dans le vif du sujet en demandant à l'apprenti journaliste par quoi elles commencent, puis s'installe devant sa coiffeuse pour commencer son maquillage. Sans la regarder, puisque concentrée sur ses propres gestes, elle écoute pourtant attentivement lui poser ses premières questions. JJ s'arrête net dans son geste et tourne la tête vers la demoiselle à ses côtés, surprise. En fait, elle s'imaginait avoir le droit à des questions bien plus précises que cela. C'est vague, très général, ça implique tellement de choses, ça implique tout le système et du coup elle ne sait pas trop pas où commencer. « Déjà, tu peux me tutoyer tu sais, le vous, ça fait très formel. » La danseuse sourit à la jeune femme et lui adresse un clin d'oeil. « Ensuite, tu n'aurais pas des questions un peu plus précises, parce que là, c'est tellement vague que ça englobe tout et très honnêtement, je ne sais pas par où commencer. » Janelle et son franc parlé. Elle ne s’imagine pas pouvoir blesser la miss en lui balançant comme ça que c'est trop général comme question, et elle est aussi à dix mille lieues de s'imaginer qu'en réalité, l'étudiante n'a aucune question de prête, qu'elle n'a pas réellement choisi son sujet d'article, que c'est le hasard qui les a mis sur la route l'une de l'autre. « Tu vois je m'attendais à des questions comme comment se passe les castings ? Comment sont choisis les solistes ? C'est quoi la différence entre les solistes et les autres danseuses ? Est-ce que le topless est obligatoire ? Fin des questions précises quoi... Parce que te faire une explication du début à la fin, ça ne me dérange pas en soi de te le faire, mais dans ce cas, comme ça risque de prendre un peu de temps, faudrait remettre ça à plus tard, se prendre rendez-vous autour d'un café, et qu'on est le temps toutes les deux devant nous pour faire ça. » Ce n'est pas un reproche qu'elle lui fait, même si sa façon de s'exprimer peut le laisser penser. En fait, elle cherche juste à l'aider dans la rédaction de son article en lui donnant des pistes.

Je ne peux pas m'empêcher de jubiler. Ça va vraiment être le sujet parfait. Mais, de toutes évidences, ma question ne lui convient pas. Elle s'arrête brusquement dans son maquillage, m'invite à la tutoyer. Puis; « Ensuite, tu n'aurais pas des questions un peu plus précises, parce que là, c'est tellement vague que ça englobe tout et très honnêtement, je ne sais pas par où commencer. » Je me retiens de lever les yeux au ciel. Déjà que je suis venue jusqu'ici, elle pourrait au moins faire un effort - et je ne me dis pas une seconde qu'elle ne peut pas deviner qu'au départ, je traînassais dans le coin sans idée. Elle poursuit. « Tu vois je m'attendais à des questions comme comment se passe les castings ? Comment sont choisis les solistes ? C'est quoi la différence entre les solistes et les autres danseuses ? Est-ce que le topless est obligatoire ? Fin des questions précises quoi... Parce que te faire une explication du début à la fin, ça ne me dérange pas en soi de te le faire, mais dans ce cas, comme ça risque de prendre un peu de temps, faudrait remettre ça à plus tard, se prendre rendez-vous autour d'un café, et qu'on est le temps toutes les deux devant nous pour faire ça. » Pfiou, d'accord. Je ne réponds pas vraiment, et, un peu à contre-cœur, modifie ma question en essayant de fouiller dans ma mémoire. On a bien dû me dire quelque chose à propos du Moulin Rouge, non? Non, en fait.

Du coup, j'improvise une structure d'article. Je vais le centrer sur elle, un exemple parmi d'autres, sans doute, mais présenter seulement l'établissement me semble un peu juste en matière - et pas vraiment inspirant. « Hum, oui. Si ça ne vous dérange pas, je veux bien que vous me parliez de vous. Vous êtes, donc, danseuse ici, au Moulin Rouge. Déjà, est-ce que c'était, par exemple, un rêve d'enfant...? En bref », j'ajoute. La pauvre, elle devait s'attendre à des questions techniques et précises, et moi, ce qui m'intéresse, c'est une espèce de philosophie de vie qui rendra bien sur papier. Je gribouille machinalement quelques mots. Cheveux rouge vif, regard hypnotisant. "Janelle, dite Luna", danseuse.

La danseuse ignore tout des techniques d’interview, mais tout de même elle s’est toujours imaginé qu’un journaliste prépare son sujet, des questions dirigées à poser et plus rarement de questions aussi vagues que celle que la jeune femme vient de lui poser. Bon, après tout c’est elle l’étudiante en journalisme, elle doit probablement savoir ce qu’elle est en train de faire. Janelle ne cherche pas plus à comprendre, mais lui fait tout de même remarquer dans son franc-parler habituel qu’elle s’attendait à autre chose. Elle ne cherche nullement à la blesser ou à la vexer, c’est juste qu’elle n’a aucune barrière, elle dit les choses comme elle les pense, sans penser à mal ni aux conséquences. Heureusement, l’étudiante ne semble pas s’offusquer de sa remarque, mais Janelle reste dans l’expectative, puis la demoiselle sur le moment ne dit rien. La rouquine est sur le point de s’excuser pour sa trop grande franchise et lui dire que ça ne fait rien, qu’elle peut lui répondre à la question telle qu’elle l’a posée, mais finalement Emma se lance, changeant sa question et changeant aussi totalement de direction. Janelle est un peu prise au dépourvue, ne s’attendant clairement pas à ce qu’elle fasse ce virage à cent quatre-vingts degrés en se dirigeant sur elle plus précisément et non sur le Moulin Rouge en général. « Vraiment tu peux me tutoyer, ça me fait bizarre le vouvoiement, j’ai l’impression d’être vieille. » La miss éclate de rire. Bon clairement, elles doivent avoir plusieurs années d’écart, comme ça, JJ estime qu’elle a probablement sept ou huit ans de plus qu’elle, mais ça ne justifie pas cette forme de politesse si formelle.

La danseuse attrape l’apprenti journaliste par la main et l’emmène près de l’auvent afin de se changer. Pas pudique pour un rond, de toute façon, elle a plus que l’habitude de se changer devant les autres filles, elle ne fait pas de manière devant la jeune fille non plus. Ce n’est pas qu’elle a spécialement envie de s’exhiber devant elle, mais bien qu’elle a une réelle envie de répondre à toutes ses questions, elle doit continuer de se préparer pour le spectacle. « Désolée si je continue ma préparation en même temps, mais comme c’est long, j’ai pas le choix si je veux être prête à temps. » Janelle passe la tête derrière le paravent, et adresse un large sourire à Emma. « Et donc oui, être danseuse pour moi, c’est un rêve de petite fille. J’ai toujours voulu danser dans un cabaret. J’avoue quand même que pouvoir entrer au Lido ce sera la consécration, mais vu mon âge, je pense ne plus avoir aucune chance. Après, je suis loin de me plaindre, le Moulin Rouge est tout aussi prestigieux et réputé dans le monde, y être c’est déjà une grande chance et un grand honneur. » On sent clairement l’excitation et la joie dans sa voix quand elle en parle. C’est tout ce qu’elle a toujours voulu faire, et vivre de sa passion, il n’y a rien de mieux dans la vie. « Par contre, mes parents ont eu un peu de mal à accepter que je parte de notre région pour Paris et aussi que je sois danseuse topless. Ils ont du mal avec la nudité, alors que moi je n’ai aucun problème avec ça. La danse c’est de l’art, et qui plus est, on est tous faits pareil. Après, on est sur scène, on nous voit de loin, personne ne nous touche. C’est de la danse, pas du strip-tease et encore moins de la prostitution. » À la fin de cette dernière phrase, c’est de la colère qui ressort de sa voix, de la colère et de la frustration des nombreuses disputes avec ses proches sur son choix de métier. Cependant, elle-même n’a rien contre les filles qui font du strip-tease ou qui sont obligé de vendre leur corps pour vivre, elle n’aime juste pas qu’on la compare à elles, parce que son métier ce n’est pas la même chose, et puis elle, elle l’a choisi, souvent, ces filles-là n’ont pas d’autres choix que d’en arriver là.

Malgré ma confiance en moi et mon assurance à toutes épreuves, je me sens vaguement penaude et coupable de ne rien avoir préparé. Cela dit, je n'étais même pas censée être ici, moi qui ne quitte jamais mon cher seizième -dans tous les sens du terme. Au moins, la belle rouquine est franche, et ça me rassure. Si j'avais dû en plus lui tirer les vers du nez à cause d'une stupide timidité... Du coup, je change complètement de question, en espérant que celle-ci passera mieux. Tu as l'air prise de cours, et je ne sais pas vraiment si c'est une bonne chose. Dans tous les cas, j'ai mon bon bout. Tu ris quand tu me demandes de te tutoyer, et j'accepte avec un grand sourire. Je n'ai jamais été capable de vouvoyer les gens dans la durée -sauf, bien sûr, mes supérieurs, mais la question ne se pose même pas. Et, comme une enfant, tu m'attrapes la main. En un rien de temps, tu te retrouves à te changer devant moi. J'ai un moment d'hésitation, à cause de deux dizaines d'années d'éducation relativement basée sur la pudeur féminine. Puis, je hausse mentalement les épaules. « Désolée si je continue ma préparation en même temps, mais comme c’est long, j’ai pas le choix si je veux être prête à temps. » Je te lance un énième sourire. « Aucun soucis ! » Tu finis quand même par répondre à ma question.

Je prend un millier de notes à la seconde, non seulement sur ce que tu dis, mais sur la façon dont tu le fais, sur l'ambiance, sur un détail inutile. « Et donc oui, être danseuse pour moi, c’est un rêve de petite fille. J’ai toujours voulu danser dans un cabaret. J’avoue quand même que pouvoir entrer au Lido ce sera la consécration, mais vu mon âge, je pense ne plus avoir aucune chance. Après, je suis loin de me plaindre, le Moulin Rouge est tout aussi prestigieux et réputé dans le monde, y être c’est déjà une grande chance et un grand honneur. » J'adore cette fierté qui transperce dans ta voix, et j'ai la brutale impression qu'on se ressemble, mine de rien.

Je n'ai même pas besoin de pousser pour que tu poursuives. « Par contre, mes parents ont eu un peu de mal à accepter que je parte de notre région pour Paris et aussi que je sois danseuse topless. Ils ont du mal avec la nudité, alors que moi je n’ai aucun problème avec ça. La danse c’est de l’art, et qui plus est, on est tous faits pareil. Après, on est sur scène, on nous voit de loin, personne ne nous touche. C’est de la danse, pas du strip-tease et encore moins de la prostitution. » Ton ton a changé, et je hoche la tête, même si je ne suis pas certaine que tu me regardes. Je comprend.

Evidemment, aucun de mes proches ne me fait ce genre de remarque, et si je devenais danseuse topless, la plupart s'en foutrait royalement - ou plutôt, ma mère n'aurait sans doute pas la tête à ça, et mon père et mon frère...ne seraient jamais au courant, puisque ça fait bien dix ans qu'ils sont sortis de ma vie -je m'en veux de penser à ça maintenant, et je déglutis-, mais j'ai beau juger tout ce qui bouge, je déteste ceux qui le font. « Je comprend totalement », je fais. « Mais attends, ça t'es arrivée d'être publiquement comparée à des prostituées ? Je veux dire, pas par tes proches, mais par d'autres gens, par des inconnus, de lointaines connaissances, tout ça ? Je veux dire, est-ce que tu sais quel regard les gens ont sur toi ? » Mon but est simplement d'obtenir tes sensations, ton sentiment. Si je veux me démarquer au milieu des étudiants plus doués les uns que les autres que je croise chaque jour en cours, je dois changer mon angle d'attaque. Je veux du personnel, d'abord, un truc unique.

Ça lui fait bizarre d’aborder ce sujet, mais malheureusement, c’est une bien triste réalité. Tout le monde ne perçoit pas la danse de cabaret comme un art à part entière. Et si Janelle a réussi à le faire comprendre à ses proches en les invitant à venir la voir en représentation, il y a encore beaucoup de monde dehors qui ne comprend pas. Ils font l’amalgame entre les danseuses et ces filles aux mœurs légères qu’on trouve facilement dans les rues entourant le Moulin Rouge. JJ se fiche éperdument de ce que pensent les gens qu’elle ne connait pas, ça ne l’atteint pas personnellement. Du moment que ceux qu’elle aime ont compris qu’elle est bel et bien une danseuse, rien qu’une danseuse, ce qu’elle a toujours voulu faire. Mais l’apprentie journaliste cherche à approfondir ce point, alors Janelle s’arrête un instant dans son maquillage pour lui répondre en toute franchise son quotidien quand elles marchent aux abords de son lieu de travail et parfois même à l’intérieur. « Malheureusement, oui. Cela arrive très —trop — régulièrement à mon goût. Parce que l’on danse en tenue légère, parce que l’on est à Pigalle, beaucoup trop de gens font l’amalgame et nous prennent pour des prostitués aussi. Je ne compte plus le nombre de fois où des clients qui nous croisent en salle nous mettent une main aux fesses en lançant des allusions salaces. » Elle fait une pause, cherchant comment poursuivre et lui dire le reste sans trop la choquer et en même temps, c’est une journaliste, non ? Les propos-chocs ça doit être du pain bénit pour elle. La danseuse reprend son maquillage, pour éviter le regard de la jeune fille et reprend. « Le plus dur, c’est le soir, tard, après le show quand on repart d’ici pour rentrer chez nous. J’ai déjà été agressée une paire de fois. J’ai toujours eu de la chance, je n’ai jamais rien subi de grave personnellement, le plus souvent, ce sont juste des mecs un peu trop bourrés dont on arrive à se débarrasser avec un coup de pied bien placé et/ou un coup de sac dans le visage. Mais je connais des filles qui ont déjà fini à l’hôpital, et même une qui a été violée, c’était au tout début que je travaillais ici. » Janelle arrête son récit. Même si elle a appris depuis le temps, à ne plus prêter attention à tout ça, à passer au-dessus, en parler la chamboule quelque peu. « LES FILLES, SUR SCÈNE DANS DIX MINUTES ! » La danseuse panique, elle est loin d’être prête encore. Elle n’a pas vu le temps passer à répondre aux questions de la demoiselle et maintenant elle doit s’activer. Elle applique la dernière touche de maquillage puis se lève. « Je suis désolée, je dois te laisser, j’espère que tu auras assez pour ton article. Si vraiment ça ne suffit pas, je te laisse ma carte avec mon numéro, et on s’organisera un autre moment pour finir. Tu peux bien évidemment rester regarder le spectacle si tu veux, le patron est OK avec ça. Je te dis à bientôt, et j’espère avoir l’occasion de te lire quand même. » En tornade qu’elle est, Janelle disparait dans un souffle, pour finir de s’habiller avec la tenue qu’elle porte pour le début du show, laissant l’apprentie journaliste seule pour retourner vers la salle, oubliant un peu que les loges sont un labyrinthe pour qui ne les connait pas.