du monde. partout. elle sert les bretelles de son sac à dos, rentre la tête dans les épaules, baisse le regard, et elle avance droit devant elle. léa, elle aime pas le monde, le bruit, l'agitation. la foule, elle l'aime que quand elle est rythmée par les basses sourdes d'un concert live et le vent d'un festival à ciel ouvert. le shopping non plus, elle aime pas, encore moins dans ce genre de bâtiment élégant où elle se sent absolument pas à sa place. elle préfère les halles et son anonymat et sa crasse familière et son labyrinthe appris par coeur. mais aujourd'hui, faut qu'elle achète un cadeau à sa mère, et elle a décidé de mettre les formes, comme si ça pouvait changer quoi que ce soit à la tension latente qui vrille de nouveau leurs rapports. elle jette un oeil au panneau, à la recherche du nom d'une enseigne qui lui parle un minimum, hoche la tête une fois son choix fait, et se précipite dans un ascenseur. ses tennis ont volé sur le sol glissant, elle a pas fait gaffe, les portes se rouvrent et se referment derrière elle, et elle soupire, respire enfin normalement. elle se met dans un coin, toute petite chose qui se voudrait encore plus invisible qu'elle ne l'est déjà. elle se perd dans ses pensées obsessives répétitives - elle se remémore le nom du truc qu'elle a choisit, le nom de l'enseigne, les paroles à prononcer une fois à la caisse - jusqu'à ce qu'un petit choc la secoue. elle manque de tomber, parce que l'équilibre et léa c'est une longue histoire de désamour. elle lève les yeux, petit écureuil apeuré, sans réellement comprendre, jusqu'à ce qu'elle entende un soupir et un super.... et merde. elle sent son estomac sombrer au fond de son ventre et ses poings se serrer au bout de ses bras. bientôt, la sensation familière de ses ongles venant marquer la chair de sa paume se rappelle à elle et elle se mord la lèvre et elle ferme les yeux si fort qu'elle en voit des lumières blanches. et merde. fallait qu'elle soit coincée ici, comme ça. immobile, elle attend. et puis le temps se suspend et elle lache tout son air. elle se laisse glisser le long de la paroi et s'accroupit dans son coin, toute petite chose qui se veut vraiment invisible. fais chier.

ça va aller? léa ose à peine relever les yeux vers la femme qui lui fait désormais face, également accroupie pour se mettre à son niveau. elle essaie, elle croise même son regard compatissant le temps d'une petite seconde, mais elle se détourne à nouveau, laisse tomber sa tête blonde entre ses épaules blanches. présente ainsi le haut de son crâne à l'inconnue. elle secoue la tête en silence avant qu'un soupir ne lui échappe, profond, long, un peu trop lourd. elle est juste coincée dans un ascenseur, ça mérite pas tout ce cirque, se rappelle-t-elle un instant, mais elle sent dans son ventre l'angoisse qui tourne et, putain, elle veut juste rentrer chez elle, se fourrer dans son lit, disparaitre sous ses couettes. oui, oui... répond-elle pourtant. j'espérais juste faire vite, ajoute-t-elle, parce qu'elle se dit que c'est une raison qui n'inquiètera pas trop la gentille dame.

manger? on peut manger ici? léa cligne un peu des yeux, lève le regard sur le haut de la cage d'ascenseur : rien que dans leur petite prison de fer, ça pue le luxe, la classe, l'élégance. léa, elle s'imagine pas manger ici. déjà, elle est sure qu'elle aurait pas les sous, et puis elle se sentirait vraiment mal à l'aise. elle aurait l'impression de devoir manger ses frites avec sa fourchette et son couteau, de devoir tapoter ses lèvres avec sa serviette en tissus entre chaque bouchée, de devoir parler tout bas et faire aucun bruit en mâchant. léa, elle aurait tout simplement l'impression de devoir être quelqu'un d'autre. elle baisse à nouveau le regard sur la femme qui lui fait face et esquisse un sourire qui se veut amusé. je savais pas qu'on pouvait manger ici. d'ailleurs, ça lui tord l'estomac d'y penser, et elle sait pas si c'est parce qu'elle a faim ou le contraire, parce que l'angoisse dépasse tout le reste de ses ressentis. je venais chercher un cadeau pour ma mère, murmure-t-elle, et c'est bizarre, parce que léa elle se confie pas, léa elle parle pas, léa elle existe pas. mais elle a l'air gentille, la dame.