Un flocon s'écrase sur ma joue à la seconde où je sors de la saleté familière du métro. Jeudi, fin d'après-midi, les vacances de noël ne sont plus si lointaines. La journée de cours a été épuisante - j'en sors. Mais rien n'a d'importance, là, maintenant. Ni le beau gosse du self, ni l'imbécile de prof, ni la montagne de devoirs que je suis censée avaler. Là, ce qui compte, c'est Jade.

Je marche, trop vite pour paraître tranquille, mes talons frappent les trottoirs. De toutes façons, dans ce quartier précis, les gens sont tous comme moi. Autour de l'hôpital, personne ne peut être détendu. Déjà, à Paris, personne n'est détendu, de nature. Les portes s'ouvrent, mes mains tremblent de nervosité. La femme qui gère l'accueil me jette à peine un regard quand je lui annonce que je viens voir « Jade Verdier ». De toutes façons, je connais par cœur le chemin, à force de venir. Ascenseur jusqu'au quatrième, tourner à gauche, suivre trois couloirs, chambre 456. Je frappe, entre presque sans attendre.

« Verdier, c'est moi. »

Ça sent bizarre, un hôpital. Ça ne pue pas franchement, c'est plutôt une odeur suave, sournoise, qui s'imprègne dans le cerveau. J'ai toujours détesté les hôpitaux. Si on y est, c'est que quelque chose cloche, déjà. Et puis, voir autant de gens mal en point autour de moi me rend malade à mon tour. Je détesterait venir ici presque tous les jours, si ce n'était pas pour Jade.

Elle rit quand je l'appelle Verdier. J'ai un pincement au cœur, parce que je sais qu'elle ne se rappelle pas que, gamines, on s'appelait uniquement par nos noms de famille. Lecomte et Verdier, les terreurs des plages de la côte sud de la Bretagne dès le début des vacances. Deux enfants, puis deux ado, deux jeunes adultes. « Salut Lecomte, tu vas bien ? » Je m'installe sur la chaise, comme d'habitude. Je suis tentée de secouer la tête pour lui demander comment elle va - puisque après tout, ce n'est pas moi qui suit allongée sur ce lit - mais je sais d'instinct que ça ne plairait pas, ni à elle, ni à moi. Elle n'est pas différente. C'est toujours ma Jade, c'est juste qu'elle ne s'en rappelle pas. « On a mangé un truc dégueu au self, ça m'a tourné dans l'estomac toute la journée. » J'enlève mon manteau, ils ont encore mis le chauffage à fond. Rien à voir avec le froid polaire de Paris, à l'extérieur. « Et toi ? » Je me détends déjà. Le pire, ce n'est pas de venir, c'est plutôt ce qu'il y a autour. Le trajet de l'aller, celui du retour, les questions qu'on ne posera jamais, les regrets, toutes ces petites choses. Une fois qu'on est ensembles, ça roule. Comme avant.

En observant ma meilleure amie de toujours, je ne peux pas m'empêcher de penser à ces vacances d'été. Les Verdier revenaient, presque tous les ans, mais je ne connaissais que toi, à l'époque. T'étais une gamine mille fois plus timide que la casse-pieds intenable que j'étais alors, tornade vivante toujours en train d'embêter le monde. Ma mère disait que tu me calmais. Tu parles, c'était moi qui avait une influence sur toi, mauvaise, d'accord, mais quand même. Je n'écoutais rien ni personne, pas même Icare qui était déjà sur le départ. Ou peut-être était-il déjà parti ? Je ne m'en rappelle plus ; les périodes de bonheur tranquille qu'on partageait toutes les deux tranchent encore beaucoup trop avec l'enfer qui régnait chez moi.

« Aha petite nature, tu te rappelles pas des supers plats qu'on faisait avec les restes du frigo ? Et puis, le self et les repas de l'hôpital, c'est du pareil au même, sauf que moi, c'est trois fois par jour, donc te plaint pas !» Je m'étouffe dans mon rire. Déjà que ça sent bizarre, ici, je n'ose même pas imaginer les plats. Je ne parle pas, quand même, des restes de grecs ou de McDo qui s'empilent dans mon appartement. Je suis presque sûre que, rien que pour la forme, tu me jetterai un regard réprobateur. Ça a toujours marché comme ça, on a toujours été une balance en équilibre : si l'une déconnait, l'autre rattrapait le coup.


« Comment va ta chère amie Sylvie ? » Je retiens un sourire. Sylvie, je l'ai rencontrée cet été, et je suis restée proche d'elle. Trop proche, à ton goût - même si je me dis que c'est impossible. On est amies depuis qu'on est gamines, toutes les deux, et, si la jalousie se base sur la peur de perdre l'autre, c'est encore moins probable que tu sois jalouse. Je hausse les épaules. « Ça peut aller. » Naïve, je ne penses pas une seconde à ne pas t'en parler pour t'éviter de subir les anecdotes d'une inconnue, mais je me tais parce que c'est notre moment, ces visites, et je ne veux pas faire rentrer d'autres gens dedans, autant que possible. Mais je fronce les sourcils, suspicieuse. « Pourquoi ? »

Comme à chaque fois que je viens, je me dis que c'est quand même injuste. Nous deux, on était promises à un avenir superbe. On aurait dû être les deux terreurs nocturnes de Paris, de l'École. On aurait dû écumer les bars et les mecs et avoir un appartement à nous, un truc superbe qu'on se serait payé avec notre propre argent, et pas celui de Papa/Maman - Maman, dans mon cas. C'est bête de se dire qu'à cause d'un accident, d'une jambe perdue et d'une mémoire défaillante, l'avenir le plus goal de l'Histoire nous filait sous le nez. Bien sûr, on s'en rapprochera, parce que tu sortiras, dans pas trop longtemps si possible, et qu'une fois libre à l'extérieur, la ville sera à nous. Enfin, ce sera différent. Forcément.

Je chasse cette pensée, te regarde. J'ai tout juste le temps d'attraper ton regard brillant d'humidité avant que tu le détourne. Merde, j'ai raté quelque chose. J'ai toujours été au point pour deviner tes pensées, mais l'hôpital me fait un effet étrange. Je n'arrive pas à me mettre à ta place, à savoir ce que tu ressens, quand t'es seule dans cette chambre glauque, pendant que je gambade dans Paris.« Viens là Lecomte », tu fais, accompagnant la parole d'un geste qui me crispe sans même que j'y pense, sans même que je le veuille. Cette jambe en moins, c'est ce qui me stresse le plus. La mémoire, je considère que c'est pas si grave, après tout, notre relation est comme avant et c'est à peu près tout ce qui m'intéresse. Mais une jambe en moins, ça signifie forcément que ce ne sera pas aussi facile, pas aussi naturel. Je ne sais même pas à quoi m'attendre. « Allez, au moins de ce côté du lit il y a plus de place », tu ris. Je ris aussi, un peu jaune, et je vais m'asseoir "là où il y a de la place". Je dois me contenir pour ne pas faire tressauter ma propre jambe à cause du stress. T'es de très loin la plus intelligente de nous deux, la plus douce, aussi, sans doute. Je sais que tu vas finir par aborder le sujet, par me balancer un truc sur cet handicap que je redoute de voir. Je ne sais même pas pourquoi, et pourtant, je me raidis rien que d'y penser.

Le sujet de Sylvie arrive. Évidemment. « Tu veux la vérité ? Bien sûr que oui tu la veux. Ben je ne l’aime pas cette fille. C’est vrai elle est snob et tu ne traine pas avec des filles comme ça. Et d’abord tu ne traines pas avec des filles normalement. » Je lève les yeux au ciel. Faut dire que, d'habitude, je ne traîne pas avec des filles du tout. Je préfère de loin ma petite bande de potes, tous mecs. Je dois avoir trois amies filles, à tout casser. « Elle passe plus de temps avec toi voilà. Si j’étais comme avant, elle ne serait pas toujours dans tes pattes. », tu poursuis. Je lâche un soupir sonore sans même m'attarder sur le si j'étais comme avant. « C'est une amie, c'est tout. Je ne peux pas traîner tout le temps seulement avec Adrien et les gars. Quand tu reviendras, c'est avec toi que je serai. » Je croise les bras, comme une gamine mécontente. « Et puis, tu la connait même pas, Sylvie. Qui te dit qu'elle est snob, d'abord ? » On dirait deux enfants. On sait toutes les deux qu'on se chamaillera là-dessus, puisque aucune ne sait abdiquer, dans cette relation.