Elle était en retard, Charlotte était en retard. Il n'y avait rien de surprenant à cela. Vraiment rien. Un rendez-vous chez le prothésiste n'est décemment pas une raison légitime d'être à l'heure, d'après Charlotte. Et elle sait que ce n'est pas correct, elle le sait pertinemment, mais ... Charlotte, elle redoute ces rendez-vous. Elle redoute tout rendez-vous en lien avec sa jambe, la perte de celle-ci pour être tout à fait précis. Elle a encore du mal à s'y faire, à accepter ou plutôt assumer sa prothèse. Elle la déteste, même si la blonde réalise qu'elle lui est nécessaire pour pouvoir marcher. Une fois n'est pas coutume, Charlie, accélère le pas bien que depuis quelque temps elle soupçonne son prothésiste de lui donner l'heure du rendez-vous avec un minimum de trente minutes d'avance. Il rouspète moins qu'avant, ça lui a forcément mis la puce à l'oreille, et ne prend plus les patients arrivés avant elle à sa place. Charlotte ne peut quand même pas s'empêcher de regarder sa montre à nouveau, moins d'une minute s'était écoulée depuis la dernière fois qu'elle avait posé ses yeux sur les aiguilles, mais c'était une habitude. Il fallait toujours qu'elle vérifie l'heure quinze millions de fois quand elle n'était pas en avance. Voire même carrément en retard. Soudainement, son front ainsi qu'une bonne partie de son buste se heurte à un obstacle. Qui n'était autre qu'un jeune homme, génial hein ? Un flot de jurons en polonais, langue maternelle de son défunt père, s'échappe de ses lèvres. Suivi d'un moins vulgaire, mais plutôt répétitif ; merde ! qu'elle prononce au moins trois fois. La jeune femme se retrouve déséquilibrée. Peut-être l'avait-elle même agrippé en le percutant, elle n'en savait rien à vrai dire, peut-être était-ce pour cela qu'elle ne s'était pas retrouvée le popotin par terre. Son sac se libère de son épaule, Char ne peut s'empêcher de laisser transparaître son exaspération en lâchant un ARGH, de tous les jours il fallait que ça tombe sur celui-ci ! d'un ton sec. Sans laisser une chance au jeune homme de l'aider, pas qu'il devait avoir très envie de la secourir après tant d'impolitesse. L'adolescente se jette rapidement sur son sac à dos, qui ne s'était heureusement pas vidé de son contenu, et se relève tout aussi vivement. Sans qu'elle ne comprenne comment, durant sa chute, ce dernier avait apparemment réussi à s'accrocher au bas de sa jupe qui se retrouva temporairement raccourcie d'une dizaine de centimètres. Assez pour que sa prothèse se retrouve à l'air libre. En proie aux regards des passants, du jeune homme en face d'elle surtout. Ça lui était déjà arrivé, quelques fois, alors elle réagit avec une sorte d'automatisme qu'elle souhaiterait ne pas avoir ; Charlotte tire sur sa jupe en espérant qu'elle veuille bien coopérer, en espérant que le jeune homme devant elle n'ait rien vu. Ses yeux bleus se posent finalement sur son visage et elle ne peut que constater que ses yeux, bleus aussi, reposent sur sa jambe. Merde. C'était trop tard. Il avait vu ce qu'elle s’efforçait de cacher au reste du monde. Elle était gênée, bien sûr qu'elle l'était. Et le brun n'avait pas l'air d'en mener large non plus. Elle s'était conduite comme une conne, il fallait le dire, elle ne lui avait même pas adressé la parole. Ce n'était définitivement pas sa façon habituelle de se comporter avec les autres, surtout ceux qu'elle bousculait à vive allure -ou sa version de vive allure tout du moins-, surtout ceux qu'elle ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam. Elle lui souffla un petit, je suis désolée, n'étant pas tout à fait certaine qu'il soit parvenu jusqu'à ses oreilles. Ses excuses n'avaient été que murmurées entre deux reprises de souffle. Charlotte ne savait pas réellement si elle s'était excusée plus pour sa prothèse ou pour l'avoir bousculé. Elle était mortifiée, elle n'en laissait rien paraître cependant. Si trembler de tous les membres est votre définition de ne rien laisser paraître, bien évidemment.

Charlotte coince sa lèvre inférieure entre ses deux rangées de dents, rouge de gêne. Ses lèvres s’entrouvrent à nouveau après ses excuses, mais rien ne sort. Il lui sourit, mais elle ne le voit pas. Ses pensées sont tournées vers sa prothèse, le fait que le jeune inconnu l'ait aperçue surtout. Peu l'avaient vu ainsi, avaient vu ce qui lui servait de jambe ; elle la dissimulait toujours. Essayait, du moins. Par honte, par souhait d'être traitée normalement. Qu'on ne prenne pas pitié d'elle surtout. Ça la tuerait, littéralement. Bon, non, pas littéralement, mais ça la briserait. Comme beaucoup de choses, elle le réalisait maintenant. Ce n'était qu'une adolescente, Charlotte, après tout. Une adolescente un brin (mélo)dramatique quand elle s'y mettait. Oh, well.
Non pas difficilement, Charlotte prend une grande respiration et redirige son regard vers le brun qui, à sa plus grande surprise, rapidement lui tourne le dos. Le plus simplement possible, après un simple signe de main et ce sourire qu'elle déteste désormais. Incrédule, Charlotte le regarde partir. Oscille intérieurement entre déception et exaspération. Parce qu'elle prend son silence pour du dégoût, Charlotte. Ça lui brise encore un peu le coeur, mais sa colère prend le dessus. Rapidement, étrangement. Sérieusement ?! Qu'elle grogne furieusement pour elle-même. C'est tout ce qu'elle trouve à dire, elle n'en revient pas. On ne lui avait jamais fait un coup pareil, pas qu'elle se soit déjà retrouvée dans une telle situation auparavant. Charlotte, elle est submergée par diverses émotions. C'est un peu trop pour elle, elle ne comprend pas vraiment ce qui lui arrive. Elle a envie de se coucher par terre en petite boule, comme un chat, et pleurer toutes les larmes de son corps sans plus jamais se relever. Mais un feu d'une puissance inégalable, qu'elle n'a jamais connu tout du moins, l'habite. Qui ne demande qu'à sortir, qui l'en supplie même. Et, inévitablement, elle ne peut y résister. Malgré ses respire, Charlotte, de futiles tentatives pour se calmer, elle lui coure déjà après. Trottine derrière lui plus exactement. Elle n'a rien prévu, elle n'a jamais fait ça. Charlotte ne s'est jamais défendue, n'a jamais pipé mot quand on la mettait plus bas que terre. Quand on la regardait étrangement de par sa démarche parfois peu assurée. Ce temps était vraisemblablement révolu. Pour aujourd'hui tout du moins. Ou les cinq prochaines minutes. Tout rentrerait certainement à la normale après son explosion. En un rien de temps, elle se retrouve à son niveau, ses doigts se ferment sur son avant-bras et la jeune femme se poste devant lui. Le regard noir. Son bras retrouve sa place le long de son corps, n'ayant agrippé le brun que pour éviter une possible tentative de fuite. Pour qu'il ne détalle pas à nouveau comme un lapin. Charlotte lève son visage vers le jeune homme, il la surplombait elle et sa petite silhouette et Char se sentait comme submergée. Il n'était pourtant pas si grand. La vigueur de sa colère s'en trouva inévitablement, et considérablement, affaiblie. Et Charlotte ne pouvait que se rendre compte qu'elle ne devait pas avoir l'air très menaçante, malgré le regard de tueuse qu'elle arborait, elle se tenait purement et simplement devant lui. Sans rien dire.

L'adolescente reprit son souffle, inspirant de petites quantités d'air à chaque fois. Utiliser sa situation comme excuse pour ne plus pratiquer d'activité physique n'avait, à l’évidence, pas que des avantages. Ses doigts jouaient avec la lanière de son sac, c'est quoi votre problème, sérieux ? Elle avait essayé de sembler en colère, énervée, furieuse même. Mais à la minute où son premier mot avait franchi ses lèvres, Charlotte savait que ce n'était pas le cas. À l'évidence, elle était toujours en colère -contre lui, contre le monde entier, contre elle parce qu'elle en avait quelque chose à faire de ce qu'il pouvait penser-, mais elle était aussi blessée, Charlotte. Sa colère n'avait probablement été qu'un moyen pour cacher cela, d'ailleurs. Sa peine. Et c'était ce qui se retrouvait dans sa voix ; elle l'avait voulue assurée et infaillible, mais elle n'avait été que faiblarde et tremblante. Ça ne l'empêchait tout de même pas de continuer. Ok, je me doute que voir ma pro- ... ce que vous avez vu n'est pas le truc le plus agréable au monde, mais s'en était presque irrespectueux là ! Oui, bon, elle n'est pas douée pour les confrontations. Ça a déjà été déclaré. Vous n'auriez pas pu prendre vos jambes à votre cou plus rapidement, un léger rire jaune s'échappa de ses lèvres. Charlotte s'était vraisemblablement décidée à le vouvoyer même s'il n'avait à l'évidence que quelques années de plus qu'elle. Il s'agissait très certainement d'un moyen pour garder de la distance entre eux. Après une petite pause, elle reprit la parole ; il n'avait décidément pas l'air décidé à parler. Non, sérieusement. Charlotte le regarda à nouveau dans les yeux, trop occupée par son petit plaidoyer pour chercher à déchiffrer son expression, son visage ne reflétant plus rien. C'était ce qu'elle essayait de faire transparaître tout du moins et elle échouait misérablement. C'est une prothèse, pas une maladie transmissible. Son ton était sec, désobligeant. Son visage devait être rouge de colère, strié par la colère. Elle sentait ses joues chauffer, elle devait avait l'air folle. Il devait la prendre pour une folle. Bon sang, elle avait honte. Légèrement. Mais rien ne changeait le fait qu'elle était blessée. Depuis le début. Elle ne devrait pas l'être, elle ne le connaissait pas, elle l'a jamais vu avant. Ce n'était qu'un inconnu, personne pour elle. Alors pourquoi son avis et la façon dont il la voyait, la regardait lui importait autant ? La réponse était évidente, mais elle préférait jouer à l'autruche. C'était plus simple et facile à gérer qu'un problème de manque de confiance en soi que trop présent (mais si bien -ou pas- caché). Charlotte attendait une réponse, n'importe laquelle!, mais rien ne vint. Rien de rien. Il n'avait pas ouvert la bouche depuis le début, pas une seule fois. Ce n'était pas les chances pour s'exprimer qui avaient manqué, pourtant. Il ... Il comptait sérieusement jouer à ce jeu-là, il allait sérieusement pas lui décocher un mot ? C'était sympa de vous rencontrer ajouta-t-elle acidement, n'en pensant pas un mot. Des larmes naissantes lui picotaient les yeux, les rendant très certainement rouges. Charlie trouve pourtant la force de lui décocher un dernier regard. Un regard rempli de dédain, en secouant la tête. Sans un autre mot, elle rebrousse chemin, les poings serrés et la tête baissée. C'était elle qui lui tournait le dos maintenant. Pas qu'il en ait quelque chose à faire, cependant. Char essuie ses yeux, empêchant les larmes qu'elle retient de sortir, espérant être plus forte qu'elles. Voulant désespérément l'être.