« Eva? » La petite fille posa ses grands yeux bleus verts sur sa mère. Un air interrogateur prit place sur ses traits fins et sa mâchoire ralentissait dans sa mastication.
« Tes coudes sur la table. » reprit alors la trentenaire.
La tête blonde se pencha légèrement vers son buste pour apercevoir la position dans laquelle elle était assise. Elle se redressa alors légèrement et recula ses avant-bras tout en laissant ses mains posées sur la surface plane. Enfin, elle releva la tête cherchant l’approbation de sa génitrice: rien. Cette dernière avait repris sa conversation depuis plusieurs secondes à présent. Cela laissa le loisir à Eva de la contempler. Ariane avait toujours eu cette classe, cette distinction incroyable… La petite fille détailla ses gestes raffinés, ses traits si graciles. Elle portait la fourchette en argent avec légèreté vers sa bouche, dégustait du bout des lèvres le vin si parfumé.
« Mange. » lui souffla à l’oreille Charles, son paternel. Surprise, elle sursauta légèrement de sa chaise et regarda son interlocuteur. Il avait une voix plus douce et chaleureuse que Ariane; Charles s’était certainement plus assagi avec le temps. Il avait vieilli comme le bon vin.
« Je sais. Elle est magnifique, n’est-ce pas? » continua-t-il se redressant et regardant à son tour sa femme. Eva hocha faiblement la tête.
Ariane avait en sa possession non seulement une prestance mais aussi un physique délectable.
◊◊◊
« C’est un charmant garçon… » commenta Pierre. Eva détourna le regard de sa flûte de champagne pour se concentrer sur son frère, féru de commentaires sarcastiques ce soir. La jeune femme haussa simplement les épaules, préférant ne pas relever de tels propos.
« Il me fait vibrer. » continua-t-il en faisant mine de frissonner. Cette fois-ci elle ne pu retenir un rire. Pierre avait quitté la maison depuis plusieurs années, ne supportant plus la pression familiale et il lui manquait, énormément. Les yeux clairs de la française se posèrent sur l’individu en question et elle réprima une grimace. Il était vrai, c’était un beau garçon et bien mis sur lui. Coupe de cheveux impeccable, nez aquilin, carrure parfaite et un sourire charmeur… Pour autant il puait le narcissisme, l’ambition et un « je ne sais quoi » d’insupportable et d’irritant. C’était un réel stéréotype dans son petit costume LodinG noir. Les yeux du ‘mâle’ croisèrent les siens et un frisson parcouru sa peau.
« J’ai besoin de prendre l’air » déclara-t-elle vivement en se levant subitement de sa chaise. De ses gestes maladroits elle déposa sa coupe de champagne sur une surface plane avant de se diriger vers une des sorties. Lorsqu’elle atteignit l’extérieure, le vent froid vînt frapper son visage fluet. Ses doigts se plièrent nerveusement comme tentant d’être à nouveau maître de ses mouvements. Elle porta son regard sur ses mains, qui commençaient à rougir avec le froid et ces derniers glissèrent sur sa robe bleu pâle évasée.
Dans quel carcan avait-elle grandi ces 16 dernières années…? Elle aussi était un stéréotype. Ses yeux s’embrumèrent de larmes et elle ébouriffa ses cheveux blonds bien trop plaqués à son goût, tira sur cette robe dans laquelle elle étouffait. Elle rageait, bouillonnait de l’intérieur mais encore une fois, toutes ses émotions étaient cantonnées.
« Fais chier! » jura-t-elle enfin.
« Tu ne devrais pas jurer petite soeur. » déclara Pierre cigarette au coin des lèvres, appuyé contre un mur de la maison. Elle se retourna en vitesse vers son frère, essuyant ses larmes de colère.
Il lui tendit sa cigarette, sourire aux lèvres, compatissant pour cette adolescente dans laquelle il se retrouvait un faible instant. Les deux jeunes gens éclatèrent alors de rire, évacuant toute cette pression malsaine.
◊◊◊
« Tu es de plus en plus à la maison ces derniers temps… » remarqua Eva, étalée sur le sofa du salon livre en mains. Ses yeux restèrent centrés sur les pages de Flaubert. Pierre, lança un regard sceptique en direction de sa soeur. Finalement, il porta sa cigarette à nouveau entre ses lèvres et se saisit de quelques biblo qu’il mania sans grand intérêt.
« J’ai rompu avec Alexandre » répondit-il enfin. La jeune femme ferma avec rigueur Madame Bovary et porta toute son attention sur le brun, attendant des explications plus concrètes! Son regard implorant laissait transparaitre pleinement l’interrogation suivante: Pourquoi?!
« Je l’ai trompé » continua Pierre, en se tournant de manière légère vers Eva. Celle-ci arrondit les yeux de surprise.
« Pas besoin de ma regarder ainsi! » cria-t-il presque.
« Je ne comprends pas, ça marchait bien entre vous… » tenta Eva.
« Non » la coupa net Pierre.
« Il souhaitait une relation stable et réellement sérieuse, je ne suis pas l’homme qu’il lui faut ».
Bouche-bée. N’était-il pas amoureux?
« Écoute… » soupire-t-il en s’asseyant dans le sofa en face d’elle avant d’éteindre sa cigarette dans une coupe en verre.
« La vie n’est pas rose. C’est bon de se laisser aller… De flirter, de… profiter les uns des autres » Un silence s’installa, empli de mal aise.
« Pourquoi as-tu fait voeux de chasteté jusqu’au mariage? » lui demanda-t-il enfin, rire dans la voix. Eva fronça les sourcils à cette question et se redressa lentement, s’appuyant de son bras gauche.
« Maman et Papa ont été les seuls à se connaître l’un l’autre. Ils s’aiment à en crever et ce depuis 23 ans. » ◊◊◊
Eva franchit le bas de la porte de la boutique, tête basse, n’osant pas quitter s
des yeux ses chaussures. Elle tenait ses livres des deux mains, les resserrant légèrement sur les dos de couverture; elles commençaient à devenir moites. Un soupir traversa la barrière de ses lèvres et elle releva lentement la tête, ses mèches blondes balayant son front.
Cette librairie elle la côtoyait depuis plusieurs semaines et pourtant, une angoisse permanente l’habitait dès qu’elle y entrait. Était-ce réellement de l’angoisse? La jeune femme de 20ans, jean taille haute et Stan Smith aux pieds s’avança vers les rayons et se posta dans un coin de la boutique dos au comptoir. Elle remonta légèrement son Tote Bag, essayant encore de prendre un air assuré. Elle rangea les deux exemplaires qu’elle détenait dans ses avant-bras, lançant un bref regard derrière elle: il semblait absent.
Elle se pinça les lèvres et secoua légèrement la tête comme tentant de le chasser de son esprit. Ses doigts fins commencèrent à parcourir les pièces de titre des bouquins. Avait-il prit un jour de congé? Cela lui semblait absurde, il était là tous les vendredi… Bouffée, par ce qui semblait être de la curiosité, elle replaça des mèches blondes derrière son oreille droite dégageant son champ visuel. Elle tourna légèrement la tête, prudente… Bouche contre son épaule dénudée, elle l’aperçu suffisamment pour avoir ses craintes estompées. Son coeur rata un battement quand elle croisa ses yeux bleus azurs et elle détourna automatiquement le regard , réprimant un hoquettement de stupeur.
« Ok, ok… » se reprit-elle chuchotant. Eva entreprit à nouveau son voyeurisme; cette fois-ci le brun lui sourit chaleureusement; ou bien se moquait-il d’elle? Qu’importe. Elle aimait cette expression sincère sur son visage. La jeune femme coinça sa lèvre inférieure entre ses lèvres, ses cuisses se resserrèrent… Elle agissait comme une adolescente en chaleur.
La parisienne ne parvint pas à réprimer un rire à cette pensée, ses yeux quittant le vendeur et se perdant dans le vide. Ses épaules se relâchèrent soudainement.
« Vous cherchez quelque chose peut-être? » demanda le jeune homme en question en se dirigeant vers elle. Merde. La blonde se tourna vers lui, déposant sa main gauche sur la lanière de son Tote Bag et serrant son emprise au fil des secondes.
« Euh, oui. 1884 de George Orwell » répondit-elle presque dans la seconde qui suivie. Il resta coi un moment, surpris par autant de spontanéité.
« Dans ce cas il vaudrait mieux aller au rayon Littérature anglaise… » suggéra-t-il. La bouche d’Eva s’entre-ouvrit et le rose commença à lui monter aux joues. Le jeune homme rit à nouveau, et ses fossettes apparurent.
« J’aime bien vous voir sourire ainsi » pensa-t-elle à voix haute.
Son interlocuteur resta encore une fois bien silencieux, pourtant l’expression qui imprégnait son visage était éloquente.
« Pardon, je ne voulais pas vous mettre mal à l’aise. Je dis des choses comme ça parfois… » se justifia la française, ne sachant plus ou se mettre.
« Non, non… Je m’appelle Ulysse. » ◊◊◊
« Je ne vais pas pouvoir continuer comme ça Eva… »Le coeur de la jeune femme rata un battement, encore. Elle n’osait pas relever la tête pour affronter son regard. La jeune femme restait donc là, joue appuyée contre son torse, calant sa respiration sur la sienne. Ulysse se dégagea alors de l’étudiante et attrapa son tee-shirt qui gisait au sol; un soupir las se fit entendre du brun.
« Je… » commença-t-elle.
« Tu ne peux pas me donner ce que je souhaite. Je sais » la coupa Ulysse, se tournant vers celle-ci. Un léger sourire vînt s’imprégner du coin de ses lèvres. Elle se redressa alors, déposant délicatement ses mains sur ses épaules et rapprochant ses lèvres rosées vers les siennes. Elles se posèrent sur la commissure de ses lèvres pour enfin effleurer l'entrée de sa bouche. Il avait le goût de menthe fraiche… Le brun la poussa légèrement, coupant leur bref échange à la surprise de la française.
« Je dois y aller. » déclara-t-il en se levant.
« J’aimerai que l’on parle de nous deux. J’a besoin de plus....» expliqua-t-elle. Rien, il restait silencieux et s’activait pour débarrasser le plancher.
« Ulysse, je crois que je t'aime… » Il s’arrêta un moment et s’empressa.
« Ulysse, ça me fait peur. Tu me fais peur, j’ai besoin d’en parler. » Toujours rien. Il était froid et distant.
Elle se saisit d’un oreiller et lui lança de plein fouet.
«Guillemin! » « Vraiment, il vaut mieux que je parte » déclara ce dernier en se passant une main dans les cheveux. Mâchoires serrées elle descendit du lit, ouvrant en grand la porte de sa chambre.
« C’est ça! Casse toi! » Elle se dirigea vers lui, le bouscula avec le peu de forces qu’elle avait.
« Va t’en, va t’en ». Il ne tarda pas pour 'exécuter de tels ordres’. Epuisée, elle se laissa tomber sur le matelas; il reviendra, encore et elle fermera les yeux sur tout ce qui a pu être commis, encore.
◊◊◊
Il lui faisait mal, horriblement mal. Sa peau contre la sienne la répugnait et pourtant elle persistait à enrouler ses jambes entour de son dos, suivant le rythme de balancement. Enveloppée par son corps elle se sentait étouffée alors elle tentait de remonter le visage au-delà de son dos. Néanmoins la douleur devenait soudainement plus stridente, la coupant dans toute initiative. Un soupir traversa la barrière de ses lèvres et ses muscles se contractèrent.
Les lèvres de son amant se déposèrent contre sa gorge et il lui souffla un
« Détend-toi » mais cela lui était impossible.
Ses mains s’agrippèrent à ses omoplates; respirer, elle avait besoin de respirer.
« Mec, je voulais… » débuta Ulysse en ouvrant la porte de la chambre de son meilleur ami. Le spectacle le coupa dans toutes ses réflexions et quand Eva l’aperçu, elle se dégagea avec véhémence de l’homme qui la chevauchait précédemment.
Le jeune homme ne chercha pas à rester. Assister à la scène lui tenait certainement en horreur.
« Ulysse, attends! » Eva, se releva avec vivacité attrapant ses fringues en vitesse. La douleur était cruelle, tout comme e qu’elle venait de faire.
« Ferme là, je préfère partir avant que cela ne dégénère » dit-il clés en main.
« C’est ça casse toi, comme toujours! » cria-t-elle, désarmée. Ulysse se retourna vers elle, ses yeux impétueux auraient pu l’assassiner à l’instant; une douleur lancinante émargea dans son abdomen.
« Arrête cinq minute tu veux. Arrête de te foutre de ma gueule! », il fit volte face engageant le pas vers la porte d’entrée. Eva se précipita vers lui, s’accrochant à son bras.
« Je t’en pris, il faut que l’on parle. Je me sens seule, j’ai besoin de toi… » expliqua la blonde. Lui, ne voulait rien entendre il dégagea son bras avec violence la bousculant par inadvertance.
« Ulysse, putain. » Il était trop tard, il ouvrait déjà la porte et quittait les lieux.
« Je t’en pris… ULYSSE! » Appuyée contre le chambranle de la porte, elle se laissa glissa contre le bois. Tombant au sol. Épuisée de lui courir après.
Elle n’avait même pas remarqué les larmes qui coulaient à flot contre ses joues rougies par la colère, l’incompréhension et la douleur.
Douleur d’une première fois, douleur d’un premier amour.
◊◊◊
Il ne répondait pas aux appels, ni aux messages. Il avait coupé les ponts subitement ne pouvant plus la voir ou même l’entrevoir… Cette idée la tuait mais les larmes ne coulaient plus, comme si elle avait liquidé le stock. Elle était devenue sèche et cynique; une fleur fanée.
Elle l’aimait, l’aimait à en crever et tout avait été détruit en une fraction de seconde. Il avait suffit d’un
« Je t’aime bien. Je t’apprécie, vraiment » pour qu’elle tombe dans les bras d’un autre. Cette soudaine carence avait été comblée. Enfin de compte, il n’avait jamais réellement été là, avec elle.
Aimer. Cela la dépasse finalement. Le vide est croissant et ne peut plus être rempli alors il vaut mieux se condamner, « être indifférent et digne que malheureux et pathétique ». Elle tente de suivre son exemple. Lui, l’impassible, le stoïque. Lui à qui rien n’échappe.
Déchéance, luxure et joie d’un instant ouvrirent leurs portes et elle tournait, tournait sur elle-même regardant les lumières valser et tentant d’oublier.