La vie en colocation était chose facile pour Alice. Elle était très sociable, et surtout facile à vivre. Et en choisissant de vivre avec Anaïs, elle savait qu'elle avait fait le bon choix. Les deux jeunes femmes s'entendaient à merveille, et Alice en remerciait le ciel chaque jour. Elle avait passé la journée en cours, comme cinq jours sur sept de la semaine, et bien qu'elle aie eu fini les cours à seize heures, elle était restée deux heures à la bibliothèque à faire des recherches pour un exposé.
Elle avait marché un moment sous la pluie, préférant rentrer à pied plutôt que de prendre le bus. Elle adorait la pluie, sauter dans les flaques telle une enfant, rentrer trempée et profiter d'un bon bain chaud. Elle entra dans l'appartement, déposa ses clés sur le meuble de l'entrée, et accrocha son manteau trempé. Elle déposa ses chaussures et, entendant le sèche-cheveux, en déduisit qu'elle devrait attendre que sa colocataire ait terminé pour se faire couler un bain. Elle avança jusqu'à la cuisine pour faire chauffer un peu de thé qu'elle savait Anaïs adorer autant qu'elle, et se stoppa net, le regard fixé sur le plan de travail.
Ce n'est rien. Une feuille sans doute. Elle s'approcha doucement, aux aguets, et cria d'horreur en découvrant l'araignée qui squattait le plan de travail de la petite cuisine. Tétanisée, elle resta plusieurs secondes sans pouvoir parler. Ou appeler à l'aide. Elle détestait les araignées. Elle n'avait rien de quelqu'un de peureux, loin de là. Et elle adorait les animaux. Mais les araignées, elle ne pouvait pas. Ces bestioles vicieuses qui vous fixent et se lèvent sur leurs pattes arrières pour vous faire peur l'avait toujours tétanisée. Peur stupide pour quelqu'un comme Alice. Mais elle n'y pouvait rien.
- A-ANAIS ! Réussit-elle à articuler dans un cri strident et bancale.
Elle sauta sur une chaise, comme si être en hauteur allait l'aider à faire disparaître l'insecte. En fait, elle ne savait même pas pourquoi elle avait pris la peine d'appeler sa colocataire, puisqu'elle connaissait sa peur de tout insecte. Elles étaient foutues. Et ça se confirma lorsque la jolie rousse fit son entrée dans la pièce. A peine avait-elle découvert la bête qu'elle se jeta sur le canapé, dans la même logique qui avait poussé Alice à monter sur la chaise.
- Mais je peux pas, tu veux que je fasse quoi ?!
Sa voix trahissait une panique évidente. Elle se pencha vers la table pour attraper quelque chose qui l'aiderait à vaincre l'ennemi, mais celui-ci bougea dans un mouvement rapide, et Alice échappa un cri aigu qui se mêla à celui d'Anaïs.
- Toi fais quelque chose !

Du haut de son perchoir, Alice ne lâchait pas la bête des yeux. Velues, noires, vicieuse, elle la fixait de ses douze yeux immondes. La jeune femme s'était découverte arachnophobe il y a peu, et ça n'avait que pimenté sa colocation avec Anaïs, parce qu'à chaque fois qu'elles se trouvaient dans une situation impliquant une bestiole à huit pattes, elles étaient telles deux bourriques, incapable de se décider à prendre les devants et tuer la chose, figées et gueulantes. - Ok, ok, c'est bon, je vais lui parler. Elle se pencha vers la bestiole, arme bien en évidence, dans un petit cri aigu. - Sa-Salut, Spider-Man. Tu voudrais pas quitter les lieux, s'il te plaît ? Tu vois, ma colocataire est pas très à l'aise avec les… Insectes, dans ton genre. Elle cligna des yeux, hurla lorsque l'araignée sembla bouger d'un millimètre, se relevant brusquement, peureuse comme une loutre. La scène devait être plutôt comique, vue de l'extérieur. - Et si… Et si on appelait le voisin ? Comment il s'appelle, déjà ? Monsieur Jean-Pierre. Il pourrait nous aider. Si tu descends de ta chaise. Elle lâcha un sourire ironique à Anaïs, sachant pertinemment qu'elle préférerait se faire écraser par un tracteur que descendre.
Et dire qu'Alice avait simplement prévu de commander des sushis et de passer une soirée tranquille avec sa colocataire. Elles étaient désormais coincées jusqu'à ce qu'une des deux prenne son courage à deux mains. Alice priait intérieurement pour que la bestiole ne fasse pas de folie, bien que d'imaginer voir la jolie rousse monter aux rideaux et s'accrocher à la tringle en hurlant était une pensée plutôt satisfaisante. Mais rien n'avançait, elles étaient toutes les deux incapables de bouger un pied. Alice jeta un coup d’œil à son arme. Une cuillère en bois. Inutile, peu pratique. Un extincteur aurait été plus efficace. Elle se redressa, fixa Anaïs et, après une seconde de blanc total, éclata de rire. Un fou rire incontrôlable, de ceux qui piquent la mâchoire comme si vous aviez avalé une machine à coudre et vous refile des crampes d'estomac. Elle pleurait, lâchant des ouh-ouh-ouh-hahaha-ha entre deux tentatives de respirations. Et à cet instant même, debout sur la chaise, Anaïs en face, et l'araignée entre les deux, Alice avait l'impression d'être droguée au paracétamol.

La situation était digne d'un vidéo-gag, ou de ces séries parsemées de faux-rires en fond sonore. Alice et Anaïs, les yeux exorbités et fatigués de fixer une bestiole bien trop petite pour être une réelle menace, debout sur leurs chaises. Dans la vraie vie, il n'y a pas de rire pré-enregistré. Juste celui d'une Alice dépassée par la tournure qu'avait pris la scène. Les deux, pourtant majeures et vaccinées, mises à genoux par une araignée. Ridicule, au point qu'Alice s'en tenait les côtes depuis quelques secondes. Au moins, elle n'aurait pas besoin de faire de sport le lendemain. - Moi, sa préférée? N'importe quoi, je mettrais ma main à couper qu'il préfère les rousses. Elle tira la langue à sa colocataire, et dans un geste plus exagéré que ne le nécessitait la situation, elle pris une longue inspiration. - Ok ok, je vais l'avoir, lâcha-t-elle en brandissant sa cuillère en bois. Elle s'apprêtait à écrabouiller ces vingt millimètres de poils, mais fut coupée par la voix suraigüe d'Anaïs. Une chaussure? Oui, elle ne pouvait nier qu'une chaussure aurait été bien plus pratique. Elle jeta un regard désemparé à la rousse. - Tu tiens plus à la vie ou à ta cuillère en bois? Changer d'arme impliquait de sauter de la chaise, courir jusqu'à l'entrée, attraper une chaussure adaptée et revenir. Et tout ça impliquait de laisser Anaïs seule avec la Bête pendant environ quinze secondes. Non, bien trop dangereux. - Et si... Elle regardait autour d'elle, rapidement, à la recherche d'un objet plus apte à faire les dégâts escomptés. Elle lâcha sa cuillère pour attraper la poêle qui trainait près de l'évier. - Et si je l'écrase avec ça? Tu tiens à cette poêle ou ça va? Elle était en position, et n'attendait que le signal d'Anaïs pour aplatir la Bête, et enfin en finir. Ça avait beau être drôle à voir, Alice avait espéré tout autre chose pour leur soirée entre colocataires.

- De toute façon tu es la plus proche de la porte alors ne discute pas ! Alice fronça les sourcils, calculant mentalement la distance entre elle et la porte, et Anaïs et la porte. Certes, elle était plus proche, d'une vingtaine de centimètres, mais peut-être que la rousse serait plus rapide. Et puis merde, si elle ne faisait rien, l'énorme bestiole à huit pattes se ferait la malle, et elles seraient obligées de dormir les yeux ouverts pendant trois jours, et elles feraient des cauchemars pendant huit. Alice était brave, forte, et armée, qui plus est. Elle avait bien un mètre soixante de plus que la petite araignée sur le comptoir, qui semblait attendre patiemment sa sentence. - Tu as des chaussons à tes pieds utilise-les ! Exact. Elle n'y avait pas pensé, mais en y réfléchissant ça paraissait aussi logique que c'était une mauvaise idée. - Ça va pas, je veux pas avoir des boyaux d'araignées sous mes chaussures. Elle fit les gros yeux, la voix devenue aiguë à cause de la panique et du fou rire qu'elle venait à peine de calmer. Et puis, perdue dans la contemplation de la Bête, ou plutôt dans l'horreur de se dire qu'elle aurait pu s'échapper en un quart de seconde, elle ne réagit pas à la voix d'Anaïs, et sa pantoufle la heurta en plein dans la poitrine, lui arrachant un «hé !» indigné. Elle se baissa pour l'attraper, gardant la poêle dans la main, au cas où elle dût se défendre contre on ne sait quoi. - Ok, cette fois c'est bon. Elle pris une inspiration, gémissant et grimaçant en aplatissant l'araignée sous le chausson visiblement assez neuf d'Anaïs. Elle tapa deux fois, histoire d'être sûre, et un frisson la parcourue alors qu'elle lâchait un « ew » dégoûté en découvrant la purée de bestiole qu'elle venait de faire. Elle se sentait mal d'un côté, d'avoir ôté la vie à une toute petite araignée qui n'avait rien demandé, mais c'était plus fort qu'elle, elle les détestait. - C'est bon, je l'ai eue ! Elle leva les bras en signe de victoire, le sourire aux lèvres, pressée de descendre de sa chaise. - C'est urgent, il faut que tu ramènes un homme ici, histoire que la prochaine fois, il s'en occupe. Elle lui lança un regard, l'air de dire « compris ? », parce qu'elle savait qu'elle, à part Baptiste qui serait sans doute trop bourré ou en retard pour leur porter secours, aucun prince charmant ne viendrait à leur rescousse. - Ou alors, on passe une annonce pour qu'un mec super canon emménage à côté, dit-elle en sautant de la chaise, tout à fait rassurée désormais que la menace avait été exterminée. Elle s'approcha du canapé, vérifiant deux fois qu'une autre araignée ne s'y planquait pas, on sait jamais, elles étaient peut-être venues en gang, et s'y jeta de tout son long. - Qu'est-ce qu'on mange, sinon ?

- Ou alors on loue le canapé lit comme ça, on a une part de loyer en moins, et puis s’il peut faire le ménage et la cuisine ça serait un plus ! Alice ne put retenir un rire étonné. C'était pas une mauvaise idée, en soit, mais il semblait qu'Anaïs en demanderait toujours plus. Alice se serait contentée d'un beau gosse qu'elle croiserait de temps à autre dans le couloir, mais Anaïs voulait le beurre, l'argent du beurre et en l'occurrence, le crémier aussi. - C'est pas bête, j'avoue. Elle pensa immédiatement à Hadrien, belle erreur, et elle tenta de le balayer de son crâne en se jetant sur le canapé. Elle n'en pouvait plus d'avoir son visage collé sous les paupières. Il ne valait rien, n'était bon qu'à étaler sa fortune aux yeux des minettes trop impressionnables. Et puis, elles n'avaient besoin de personne, finalement. Même s'il leur avait fallu un demi-heure, elles étaient venues à bout de cette bestiole poilue et – elle eut des frissons en revoyant l'araignée, et fut bien contente d'avoir laissé à sa colocataire le soin de nettoyer le carnage. Après tout, elle avait tué la bête, elle ne pouvait pas tout faire. Son ventre gargouilla, et elle grimaça à l'idée d'avoir faim en pensant à l'araignée morte, mais son estomac avait parlé. - Carrément, j'approuve le chinois. Elle adorait cuisiner Alice, et bien qu'elle sache faire preuve d'un enthousiasme quotidien, il lui arrivait parfois de ne pas avoir envie. Et ce soir-là en faisait partie. - Tu commandes ? Elles avaient leurs petites habitudes, commandaient toujours au même endroit, dans le petit restaurant à deux rues où Alice n'avait qu'à se pointer et dire comme d'habitude pour être servie en moins de deux des sushis végétaliens et un pot de nouilles chinoises. Elle rit de nouveau en repensant à la scène. - Ça reste entre nous ok ? J'ai une réputation à tenir. Elle s'étira de tout son long sur les coussins du canapé et son regard se posa sur un dvd qui traînait sur la table basse. Un film d'horreur. Elle grimaça, tendit le bras pour l'attraper et le leva vers Anaïs, sans un mot, parce qu'elle savait que sa colocataire comprendrait son intention. Alice n'aimait pas les films d'horreur plus que ça, elle les trouvait ridicules, même si certains arrivaient à lui faire peur. Mais commander chinois allait de paire avec un dvd, et le voir là sur la table avait été interprété comme un signe par la jolie brune.