Comme si de rien n'était. A l'aide de ton index et de ton majeur, tu attrapes la cigarette que te tend Timothée avant de t'affaler sur la canapé, bien calé entre tes deux frères. «
Eh, donne-moi ça. Tu sais très bien que c'est pas bon pour c'que t'as. » T'as à peine le le temps de réagir que déjà Samuel t'as confisqué l'objet en question. Tu te sens comme un gamin qu'on puni et ça t'énerve. «
Sam, ça va, lâche-le un peu. Ça fait déjà plusieurs semaines que ça va mieux, son état est stabilisé, le médecin l'a dit lui-même. » Tu soupire face à ton aîné qui ne semble avoir aucune envie de te céder ce petit plaisir. Il n'est pas dupe, il est bien conscient que tu ne t'en prives pas dès qu'il a le dos tourné, et la vérité c'est que tu ne t'en caches pas non plus. Il accepte ce fait, c'est déjà pas si mal. Il faut simplement que tu te mettes en tête qu'en sa présence, c'est niet. Tu répliquerais bien que tu fais ce que bon te semble sous ton toit, mais contre toute attente, tu ne bronches pas. Tous les trois, vous êtes plutôt connus et reconnus pour votre entêtement sans borne alors tenter d'en discuter une énième fois avec lui était perdu d'avance. «
Ça veut dire quoi "son état est stabilisé" ? Rien du tout. Il vit avec ce problème depuis qu'il est né, ça fait 24 putains d'années que son état est le même, c'est-à-dire, critique. Vous êtes déjà assez de deux pour vous en foutre. Moi, il est hors de question que je joue avec ça. » Tu ne peux t'empêcher de lever les yeux au ciel suite à ses propos. Il prend toute cette histoire à cœur, et tu lui en est reconnaissant, oui. Mais t'as la désagréable sensation d'être materné comme un enfant. C'est pas ton truc. «
Dites, ce serait sympa si vous pouviez arrêter de parler de moi comme si j'étais pas là les gars. » Tu te penches vers la table basse et tu pioches quelques chips dans le saladier avant de poursuivre. «
J'suis pas à l'article de la mort, j'ai eu le temps de prendre l'habitude de vivre comme ça. » tu te contentes d'ajouter de manière à les rassurer. T'as aucune envie que ta maladie devienne le sujet de conversation de ce soir. Toi, tu te fiches de tout ça. Du coup, tu passes du coq à l'âne presque trop naturellement. «
J'ai rencontré une fille. » Tu balances ça comme si tu étais en train de dicter une liste de course, ou au moins un truc aussi sordide. Aussi, tu ne comprends que trop le silence qui accompagne tes propos les quelques secondes qui suivent. Tu vois ton cadet se redresser subitement sur le canapé. Il te regarde les yeux écarquillés de telle manière que t'as l'impression de lui annoncer que t'es enceint. D'ailleurs, tu ne peux t'empêcher de rire face à sa réaction. Tu as toujours pensé qu'il ferait un excellent comédien. C'est Samuel qui rompt finalement le silence, visiblement bien impatient lui aussi d'en apprendre davantage. «
Allez... balance. » Tu prends le temps d'avaler une ou deux chips avant de reprendre la parole. «
On a discuté... et c'était cool. » «
Ouais, eeeeet ? » Une nouvelle fois, tu ne peux te retenir d'éclater de rire au visage de Timothée dont les sourcils arqués, le sourire narquois et le regard inquisiteur le font ressembler comme deux gouttes d'eau à un môme qui viendrait tout juste de jeter un oeil sous la jupe d'une jolie dame. Ce qu'il pouvait avoir l'air idiot. «
Et c'est tout. » Une chute on ne peut plus décevante pour les deux commères avides de scoops croustillants que sont tes frères. De véritables gonzesses. «
P'tit con va. » T'as à peine le temps de répliquer que ton aîné t'assène sans scrupule une franche tape derrière la tête, coup que tu décides de prendre pour une marque d'affection. «
Dis donc mon vieux, j'espère que t'es au courant que t'es aussi inutile que les lignes bleues devant les caisses de supermarché. » Ok, t'as probablement jamais été essentiel à l'humanité, mais là tu pourrais presque être vexé si t'avais pas pris pour habitude de laisser les délires de Tim voler au dessus de ta tête. «
Attends, t'as pas eu de copine depuis... » «
Depuis Mathusalem ! » «
Ouais... exactement ! Et quand enfin tu pourrais en avoir une en poche, tu te contentes de... parler ? J'vais te dire Gauthier, t'es qu'un sale abruti. T'es perdu ! » Tu réprimes un rire tandis que tu t'enfournes une nouvelle poignée de chips dans la bouche. Tu sais pas trop d'où lui vient ce talent pour les grands tragédies, mais ça lui va plutôt bien. Et c'est sûrement ça le pire dans toute cette histoire. Des copines, t'en veux pas. Les filles sont des nids à emmerdes. T'as assez donné. «
Eh ! Moi au moins j'en ai eu... Tu peux pas vraiment en dire autant toi, p'tit puceau ! » Tes éclats de rires se mêlent immédiatement à ceux de Samuel qui n'en manquerait pas une pour enterrer le môme de la famille. T'es certain que pour ça, même dans cinquante ans vous vous serrerez toujours les coudes. Tu observes finalement la réaction de Tim, et en déduis rapidement qu'il va tenter de se défendre coûte que coûte : le nez froncé, les lèvres légèrement déformées par une moue exagérée, le regard menaçant (ou presque)... trois, deux, un... «
Je suis PAS puceau ! C'est juste que... inutile de détourner la conversation. T'es incapable de saisir ta chance, c'est toi l'idiot ! » «
Pas si idiot... je suis sûr que je vais la revoir. » A la tête de Samuel, tu devines déjà qu'il en doute plus encore qu'il ne doute en les capacités de Tim à faire la grève de la fin en plein milieu d'un fast-food - chose bel et bien impossible, t'en conviens. «
Ouais bien sûr... t'es plutôt mignon quand t'as de l'espoir, mais la naïveté c'est pas franchement très viril... tiens, regarde Tim ! » Le temps de se prendre un coussin en pleine gueule, il poursuit. «
J'te fais un topo rapide. Y'a environ 2 300 000 personnes qui vivent à Paris au moment où j'te parle. Ça t'aide à redescendre sur terre ou faut que j'développe ? » Que rabat-joie. Tout bien réfléchi, il l'avait bien mérité ce coup de coussin. «
Je l'ai rencontré dans la salle d'attente la dernière fois que j'ai eu rendez-vous chez la psychologue. » Silence prévisible. Étrange malaise. T'as sûrement merdé en disant un truc qui fallait pas. Tu lèves machinalement les yeux au ciel alors que tu comprends finalement d'où vient le problème - si tant était qu'il y en avait un. «
Nan attendez les gars, je vous vois venir mais... » «
Parce que tu tapes dans les folles maintenant ? Gauthier, sérieux... arrête tes conneries. » Un lourd soupir s'échappe de tes lèvres sans même que tu ne t'en rende compte. Pour une fois, tu trouves son esprit bien étroit. T'as bien du mal à dissimuler cette pointe de vexation qui pointe le bout de son nez. D'un geste vif, tu reprends la cigarette qu'il t'avait confisqué quelques minutes plus tôt, et entreprends de terminer ce qu'il en reste, qu'il le veuille ou non. «
Sam, sois pas stupide. Moi aussi j'y vais régulièrement chez cette satanée psy, et alors quoi ? ça n'implique pas que je sois taré, si ? » T'ignores encore la raison de sa présence là-bas, mais t'es qui pour évaluer l'insanité des autres toi ? Tout ce que tu sais, c'est que vous avez discuté, et que c'était bien. Et que c'est tout ce que t'avais à dire à ce sujet qui vaille le coup d'être entendu. «
Ouais bon, t'es pas non plus un exemple de normalité indéniable, t'es quand même vachement idiot... MAIS il faut bien avouer que là, tu marques un point. » Il hausse finalement les épaules comme pour s'excuser auprès de Sam. «
Désolé mec. » Tu accueilles avec plaisir la remarque de ton cadet qui pour une fois joue en ta faveur, même si ce n'est qu'à moitié. «
Elle est pas folle, elle est... spéciale. » Tu crois avoir trouvé le mot juste. Celui qui lui va au teint, celui qui lui colle à la peau. Celui qui te pousse effectivement à croire qu'elle a simplement une autre vision du monde que la tienne, que la leur... que toutes les autres. Un sourire fend tes lèves. Timothée brise ton délire. «
Pitié, tout mais pas la niaiserie. On arrête là ok ? Aucune objection ? PARFAIT ! » «
T'es jaloux parce que t'es puceau. » Le pauvre, t'aurais presque de la peine pour lui. Au fond il ne mérite pas cet acharnement permanent et infondé (ou un peu fondé quand même mais la question n'est pas là). Toutefois, t'as pas vraiment de remords. Après tout, Sam a visiblement à peu près autant de scrupules que toi, c'est-à-dire aucun. «
C'est petit ce genre de conspiration, vous savez... mais c'est pas grave, je vous regarde d'en haut. » Ses yeux plissés qui lui donnent un air de fouine anéantissent si brusquement le peu de crédibilité qu'il avait encore que t'en ris sans honte. Il te suis lui-même, rendant ainsi cette piètre tentative de conversation sérieuse à néant. Selon le théorème des Lannaud, ça termine toujours de cette façon lorsqu'on rassemble trois idiots dans une même pièce.